— N’essaie pas d’en manger. Il y en a beaucoup qui sont toxiques. Cela provient de leur alimentation.
— Hardy, fit soudain Stuart, j’ai envie de quitter la ville pour la campagne.
Son employeur l’examina.
— La vie est trop brutale ici, s’expliqua Stuart.
— Elle est brutale partout.
— Pas quand on s’éloigne des villes, vraiment loin, disons à quatre-vingts ou cent kilomètres.
— Seulement il est difficile d’y gagner sa vie.
— Vendez-vous des pièges à la campagne ? s’enquit Stuart.
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Les animaux nuisibles vivent dans les villes où il y a des ruines. Tu le sais bien. Stuart, tu es un rêveur. La campagne est stérile, tu n’aurais pas le courant d’idées dont tu bénéficies ici. Il ne s’y passe rien, les habitants se contentent de cultiver le sol et d’écouter le satellite. De plus, tu risques de te heurter à l’antique préjugé de couleur, à la campagne ; ils ont repris les attitudes d’autrefois. (Il remit ses lunettes, ralluma sa lampe et se remit au montage d’un piège.) C’est l’un des mythes les plus colossaux qu’on ait jamais inventés, la supériorité de la campagne. Je sais que tu serais de retour ici avant huit jours.
— J’aimerais emporter une collection de pièges… disons dans le secteur de Napa, insista Stuart. Peut-être jusqu’à la vallée de San Helena. Je pourrais sans doute les échanger contre du vin. Ils cultivent la vigne par là, paraît-il, comme avant.
— Mais cela n’a plus le même goût. Le sol s’est modifié. Le vin est… (Il gesticula.) Il faudrait que tu le goûtes… je ne peux pas t’expliquer, mais c’est vraiment affreux. Épouvantable.
Ils restèrent un moment silencieux.
— On en boit pourtant, reprit Stuart. J’en ai vu arriver ici, dans ces vieux camions à gazogène.
— Bien sûr, parce qu’à présent les gens boivent tout ce qu’ils trouvent. Toi aussi et moi aussi. (Mr Hardy leva la tête pour considérer Stuart.) Sais-tu qui a de l’alcool ? Du vrai, bien entendu. On ne peut pas distinguer si c’est de l’avant-guerre qu’il a récupéré ou du nouveau qu’il a distillé.
— Personne dans la Zone de la Baie.
— Eh bien, c’est Andrew Gill, l’expert en tabac.
— Je n’en crois rien !
Il se retenait de respirer, bien éveillé à présent.
— Oh ! il n’en produit pas beaucoup. Je n’en ai vu qu’une bouteille, du brandy ! Et je n’ai eu droit qu’à une rasade. (Hardy lui adressa un sourire torve, les lèvres frémissantes.) Cela t’aurait plu.
— Combien en demande-t-il ? fit Stuart, faussement détaché.
— Plus que tu n’as pour le payer.
— Et… c’est comme l’authentique ? D’avant-guerre ?
Hardy rit, puis se remit à l’œuvre.
— Tout juste !
Je me demande quel genre d’homme est cet Andrew Gill, songeait Stuart. Grand, sans doute, avec une barbe, un gilet… une canne à pommeau d’argent. Un géant aux cheveux blancs neigeux et ondulés, un monocle d’importation… je le vois d’ici. Il doit conduire une Jaguar, convertie en gazogène, par force, mais quand même une grande Jaguar, une puissante conduite intérieure Mark XVI.
En observant l’expression de Stuart, Hardy se pencha vers lui :
— Je peux te signaler autre chose qu’il vend aussi.
— Des pipes anglaises en bruyère ?
— Oui, certes. (Hardy baissa le ton.) Mais aussi des photos de filles. Dans des poses artistiques… tu piges ?
— Seigneur ! fit Stuart dont l’imagination débordait. (C’en était trop.) Je ne le crois pas.
— C’est la vérité. Il a des calendriers sexy d’avant-guerre. Cela vaut une fortune, naturellement. J’ai entendu dire qu’un millier de dollars d’argent avaient changé de mains pour un calendrier Playboy de 1962, quelque part à l’Est, dans le Nevada.
Hardy devint pensif, le regard perdu dans l’espace, son piège oublié.
— Là où je travaillais quand la bombe est tombée, à Modern TV , on en avait plein, des calendriers avec des filles, dans le sous-sol. Ils sont tous réduits en cendres, évidemment.
Du moins, il l’avait toujours présumé. Hardy hochait la tête d’un air résigné. Stuart reprit le cours de ses pensées :
— Supposons qu’on fouille dans les ruines et qu’on découvre tout un entrepôt plein de calendriers avec des filles dessus. Vous vous rendez compte ? (Ses pensées se bousculaient.) Combien le type pourrait-il en retirer ? Des millions ? Il pourrait les échanger contre des terres, acheter tout un comté.
— Exact, opina Hardy.
— Il serait riche à jamais. Ils en font quelques-uns, en Orient, au Japon, des calendriers, mais ils ne sont pas bien.
— J’en ai vu, acquiesça Hardy, ils sont grossièrement dessinés. Le tour de main en cette matière a décliné, est tombé dans l’oubli. C’est un art mort. Peut-être pour toujours.
— Vous ne pensez pas que c’est dû au fait qu’il n’y a plus de filles comme cela ? fit Stuart. Maintenant, tout le monde est maigre et édenté. La plupart des filles portent des cicatrices de brûlures radioactives et n’ont pas de dents. Quel calendrier pourrait-on fabriquer avec ça ?
L’air rusé, Hardy affirma :
— Je crois qu’il en existe encore, des filles comme sur les calendriers. Je ne sais pas où. En Suède ou en Norvège, ou peut-être dans des lieux inaccessibles comme les îles Salomon. J’en suis convaincu par les récits de ceux qui viennent à bord des navires. Qu’il n’y en ait plus aux États-Unis, ni en Europe, ni en Russie, ni en Chine… dans aucun pays frappé par les bombes… là, je suis d’accord avec toi.
— On ne pourrait pas en trouver ? Et se lancer dans la production ?
Après un moment de réflexion, Hardy déclara :
— Il n’y a plus de pellicule. Plus de produits chimiques pour la traiter. La plupart des bons appareils photo ont été détruits ou ont disparu. Tu n’aurais aucun moyen de faire imprimer tes calendriers en quantité suffisante. Et même si tu y réussissais…
— Mais supposons qu’on déniche une fille sans brûlures et avec de bonnes dents, comme elles étaient avant la guerre…
— Je vais te dire ce qui serait une bonne affaire, coupa Hardy. J’y ai souvent réfléchi. (L’air méditatif, il fit face à Stuart.) Des aiguilles de machine à coudre. On obtiendrait le prix qu’on voudrait, ou n’importe quoi en échange.
Stuart arpentait la boutique en gesticulant.
— Écoutez, moi, je vois grand. Je ne veux plus perdre mon temps à vendre des bricoles. J’en ai marre. J’ai vendu des pots et des casseroles en aluminium, des encyclopédies et des postes de télévision, et maintenant, des pièges. Ils sont bons, vos pièges, et les gens en ont besoin, mais j’ai l’impression qu’il y a mieux à faire pour moi.
Hardy grogna, le front plissé.
— Ce n’est pas pour vous faire injure, reprit Stuart. Je veux grandir. Il le faut. Ou on grandit, ou on croupit, on crève sur pied. La guerre m’a mis des années en retard, comme nous tous. J’en suis au même point qu’il y a dix ans, et cela ne me suffit pas.
Hardy se gratta le nez.
— Qu’est-ce que tu as en tête ?
— Peut-être que je vais découvrir une pomme de terre montante qui nourrirait la terre entière ?
— Une seule pomme de terre ?
— Je parle d’une nouvelle espèce de pomme de terre. Ou alors je cultiverai des plantes comme Luther Burbank. Il doit y avoir des millions de plantes-phénomènes dans tout le pays, de même qu’il y a tous ces animaux-phénomènes et ces humains-phénomènes ici dans la ville.
— Peut-être arriveras-tu à trouver un haricot intelligent.
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