— Elle prend la relève à quatre heures.
Ça signifiait qu’il fallait soit attendre, soit monter au dix-septième étage. Si le formulaire M28 n’était pas à la disposition du service de Blake avant le lendemain, M me Levin risquait de perdre son appartement (Blake avait fait pire) et ce serait sa faute à elle, Alexa.
D’habitude, l’odeur mise à part, ça ne la dérangeait pas de monter les escaliers à pied, mais d’avoir tant marché aujourd’hui l’avait vidée de ses forces. Une lassitude aussi lourde que des paniers à provisions se concentra au bas de son dos. Au neuvième elle fit un arrêt chez M. Anderson pour écouter le fastidieux vieillard se plaindre des diverses ingratitudes de sa fille adoptive (bien que « pensionnaire » décrivît mieux leurs rapports). Des chats et des chatons escaladèrent Alexa, se frottèrent à elle, lui arrachèrent des caresses.
Au onzième ses jambes flanchèrent de nouveau. Elle s’assit sur la marche supérieure et écouta le charabia excité d’un bulletin d’informations venant de l’étage supérieur et une chanson venant de l’étage inférieur. Ses oreilles saisirent machinalement les mots latins parmi les phrases espagnoles.
Qu’est-ce que ça doit être de vivre ici, se dit-elle. Est-ce qu’on finissait par s’engourdir ? Il n’y avait pas d’autre solution si on voulait survivre.
Lottie Hanson se hissa jusque dans son champ de vision et resta debout sur le palier de l’étage du dessous, agrippant la rampe d’une main et soufflant comme un phoque. Reconnaissant Alexa et prenant conscience du fait qu’il lui fallait se faire belle en son honneur, elle donna quelques petites tapes coquettes à sa perruque mouillée et sourit.
— Dieu, c’est vraiment…
Elle reprit son souffle et agita décorativement sa main devant son visage.
— … Excitant, pas vrai ?
Alexa demanda quoi.
— Le bombardement.
— Bombardement ?
— Vous n’êtes pas au courant ? Ils bombardent New York. Ils l’ont montré à la télé, là où il s’est posé. Ces marches !
Elle s’affala à côté d’Alexa avec un grand ouf. L’odeur qui lui avait mis l’eau à la bouche devant le Big San Juan avait perdu quelque peu de son attrait.
— Mais ils n’ont pas pu montrer…
Elle agita la main, et c’était encore, Alexa dut en convenir, une main merveilleusement fine et gracieuse.
— …l’avion lui-même. À cause du brouillard, vous savez.
— Mais qui bombarde New York ?
— Les gauchistes, je suppose. C’est en signe de protestation. Contre quelque chose.
Lottie Hanson regarda ses seins monter et descendre. L’importance de la nouvelle dont elle était porteuse lui donnait un sentiment de fierté. Elle attendit avec impatience la question suivante.
Mais Alexa avait commencé à calculer avec les seules données qu’elle avait déjà. Dès les premiers mots de Lottie, la chose lui avait paru inévitable. La ville réclamait un bombardement. Ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que personne n’y avait pensé plus tôt.
Lorsqu’elle posa finalement une question à Lottie, ce fut une question tout à fait inattendue :
— Vous avez peur ?
— Non, pas du tout. C’est marrant, parce que d’habitude, vous savez, je ne suis qu’un paquet de nerfs. Et vous, vous avez peur ?
— Non. Au contraire. Je me sens…
Elle dut s’arrêter pour essayer d’analyser ce qu’elle ressentait exactement.
Des enfants dévalèrent l’escalier. Avec un « bon sang » peu convaincu, Lottie se serra contre le mur lépreux. Alexa se serra contre la rampe. Les enfants passèrent en courant dans le canyon ainsi formé.
— Amparo ! cria Lottie à l’adresse du dernier de la file.
La fillette se retourna sur le palier et sourit.
— Oh ! bonjour, madame Miller.
— Nom de Dieu, Amparo, tu ne sais donc pas qu’ils bombardent la ville ?
— On descend tous dans la rue pour regarder.
Sublime, pensa Alexa. Elle avait toujours eu un faible pour les oreilles percées chez les enfants, et avait même été tentée de percer celles de Tank quand il avait quatre ans, mais G. s’y était opposé.
— Tu vas remonter illico chez toi et y rester jusqu’à ce qu’ils aient descendu ce putain d’avion.
— À la télé ils ont dit qu’on courait le même risque où qu’on se trouve.
Lottie était devenue toute rouge.
— Je me fous de ce qu’ils ont dit. Tu vas…
Mais Amparo avait déjà détalé.
— Un de ces jours je vais la tuer.
Alexa eut un rire indulgent.
— Si, si. Vous verrez, ça ne loupera pas.
— Pas sur scène, j’espère.
— Quoi ?
— Ne pueros roram populo Medea trucidet, expliqua Alexa. Médée ne doit pas tuer ses fils devant les spectateurs. C’est Horace.
Elle se leva et se retourna pour voir si elle n’avait pas sali sa robe.
Lottie resta sur sa marche, inerte. Un cafard quotidien commençait à estomper la griserie de la catastrophe comme une nappe de brouillard gâchant une journée d’avril – le brouillard d’aujourd’hui, la journée d’avril d’aujourd’hui.
Une pellicule d’odeur recouvrait chaque surface comme une crème de beauté bon marché. Alexa devait sortir de la cage d’escalier d’une façon ou d’une autre, mais Lottie ne voulait pas la lâcher et elle se débattait dans les mailles d’une mauvaise conscience indéfinissable.
— Je crois que je vais monter sur les remparts, dit-elle, pour voir le siège.
— Eh ben, ne m’attendez pas.
— Mais plus tard il y a quelque chose dont j’aimerais vous parler.
— D’accord. Plus tard.
Lorsqu’elle eut atteint le palier de l’étage supérieur, Lottie cria après elle :
— Madame Miller ?
— Oui ?
— La première bombe est tombée sur le musée.
— Ah ! Quel musée ?
— Le « Met ».
— Vraiment.
— Je pensais que ça vous intéresserait de le savoir.
— Bien sûr. Je vous remercie.
Comme l’obscurité réduit une salle de cinéma à l’état d’espace vierge juste avant le début du film, le brouillard avait effacé les détails et les distances. Des sons vagues filtraient à travers la grisaille – des bruits de moteur, de la musique, des voix de femmes. Son corps tout entier sentait l’imminence du cataclysme, et puisque maintenant elle pouvait la sentir, son angoisse avait disparu. Elle courut sur le gravier. Le toit s’étendait à l’infini devant elle, sans perspective. Arrivée au garde-fou elle tourna à droite et continua à courir.
Elle entendit, dans le lointain, l’avion volé. Il ne s’approchait ni ne s’éloignait, comme s’il décrivait un vaste cercle en la cherchant.
Elle s’immobilisa et leva les bras, l’invitant à elle, s’offrant à ces barbares, mains ouvertes, yeux fermés. Impérieuse.
Elle vit, sous elle mais grandeur nature, le bœuf attaché. Elle vit son ventre haletant, ses grands yeux désespérés. Elle sentait, dans sa main, la pierre d’obsidienne tranchante.
Elle se dit qu’elle devait le faire. Non pas pour elle-même, bien sûr. Jamais pour elle-même – pour eux.
Le sang inonda le gravier, giclant à gros bouillons et éclaboussant le bas de sa palla. Elle s’agenouilla dans le sang, introduisit ses mains dans le ventre béant pour brandir les entrailles sanguinolentes au-dessus de sa tête comme autant de tuyaux et de câbles barbouillés de cambouis. Elle enroula les boucles molles autour d’elle et commença à danser comme ces filles qui dansent en état de grâce aux festivals, riant, ôtant les torches de leurs supports, cassant des objets liturgiques, raillant les généraux.
Personne ne s’approcha d’elle. Personne ne lui demanda ce qu’elle avait lu dans les entrailles.
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