Ils gagnent la rive à bord d’un canot pneumatique puis franchissent à pied la courte distance qui les sépare du module. Leur haleine s’exhale en panaches blancs dans l’espace désertique. La combinaison de Hask comprend un système radio qui lui permet de communiquer avec sa camarade, de sorte que la porte du module coulisse à leur approche. Ils pénètrent alors dans le sas et se retrouvent face à Seltar…
Sa peau est d’un bleu tirant sur le violet, ses yeux rose et orange, noir et outremer. D’une taille un peu inférieure à celle de Hask, elle est également plus trapue.
Hask presse les commandes de sa combinaison qui se détache de lui telle une seconde peau, puis il se précipite vers Seltar. Levant leur bras ventral, ils enlacent leurs huit doigts tout en se caressant mutuellement le toupet de leur main dorsale.
— Dieu, il y avait si longtemps…, commence Hask. Constatant que son traducteur fonctionne toujours, il dégage alors sa main ventrale de celle de Seltar le temps de le désactiver. Leur étreinte, entrecoupée de propos animés, se prolonge de longues minutes sous les regards quelque peu gênés de Dale et de Frank.
Enfin ils se séparent et Hask se retourne vers les deux hommes, réactivant son traducteur sans lâcher la main ventrale de Seltar.
— Pardonnez-nous, dit-il. Vous ai-je dit que Seltar et moi étions fiancés ?
— Non, répond Frank avec un sourire complice.
— Eh bien, c’est le cas. Quand le moment sera venu, nous sommes convenus que je féconderai ses quatre utérus.
— Espèce de petit vicieux, va, plaisante Dale.
— Permettez que je fasse les présentations, reprend Hask. Seltar, voici Dale Rice, mon avocat. Cet autre humain est Frank Nobilio, un scientifique et un représentant de son gouvernement. Ce sont des amis.
— Comment ça va, Seltar ? s’enquiert Frank.
La voix traduite de Seltar est identique à celle de Hask – sans doute celui-ci a-t-il transféré le programme de traduction de son ordinateur portable vers celui de sa camarade.
— Très bien, merci, répond Seltar.
— Vous n’avez pas bougé d’ici depuis votre arrivée sur Terre ? l’interroge Dale.
— Non.
— Mais pourquoi avoir choisi cet endroit ? Il n’y fait pas trop froid ?
— Ma combinaison me protège lorsqu’il me faut sortir de cet appareil. D’un autre côté, la lumière du dehors est d’une douceur agréable à mes yeux. Dans ces contrées nordiques, le soleil ne monte jamais plus haut que l’horizon.
— C’est incroyable, commente Dale. Quand je pense que tous les autres vous croient morte…
— C’est très bien ainsi.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis votre unique espoir.
— Vous voulez dire, notre seul espoir d’innocenter Hask ?
Le toupet de Seltar se divise en deux touffes, un mouvement que les deux hommes ont appris à interpréter.
— Votre langue souffre d’un défaut de pronoms. Je suis votre unique espoir à vous.
— Pardon ?
— Par vous, elle entend la race humaine, explique Hask.
— Quoi ? s’exclame Frank.
— Le contenu de cette conversation doit rester secret, reprend Seltar. Vous ne devrez le divulguer à personne sans ma permission.
— C’est promis, assure Dale.
— Il est sincère, affirme Hask en se tournant vers sa compagne.
— Dis-leur, alors.
— Seltar et moi appartenons à une religion différente de nos six compagnons – je devrais plutôt dire, une école philosophique. La méthode de reproduction qui a valeur de norme dans notre société, impliquant quatre mâles pour une femelle, fait que nous sommes tous plus ou moins parents. Par conséquent, nous avons tendance à accorder la priorité à la sauvegarde de notre espèce, au détriment de l’individu. L’école à laquelle Seltar et moi appartenons rejette cette coutume, sachant quels sont ses effets pervers. C’est pourquoi nous prônons la monogamie.
— Je ne te suis pas bien, intervient Frank. Au contraire, ce système me semble présenter de nombreux avantages. Ainsi, j’imagine qu’il y a moins de guerres chez vous.
— La guerre n’existe pas sur notre monde, acquiesce Hask. Votre propension à vous affronter est même une source d’étonnement pour nous. Quant au principe de la primauté de l’espèce sur l’individu, il m’apparaît plus néfaste que bénéfique. Au cours de mon procès, reprend-il après un temps de réflexion, nous avons vu au moins un juré qui était prêt à tout pour se faire accepter, probablement dans le but d’influencer le verdict. Eh bien, on peut dire que Seltar et moi avons remué ciel et terre pour être affectés sur une mission interstellaire. Le drame, ajoute-t-il en fermant à demi les yeux, c’est qu’il est parti plusieurs vols avant que nous soyons parvenus à nos fins.
— Que voulez-vous dire ? interroge Dale, perplexe.
— À votre avis, quel est le but de cette expédition dans votre système solaire ?
— L’exploration, non ?
— Non. Notre mission est d’assurer la survie de notre espèce.
— Ainsi, votre dessein est d’envahir la Terre, dit Frank qui voit dans cette réponse la confirmation de ses pires craintes.
— L’envahir ? Sûrement pas. Aucun de nous ne voudrait vivre ici. Votre soleil brille trop fort, votre air empeste, sans parler de vos saletés d’insectes… Non, les Tosoks sont très satisfaits de leur monde. La vérité, c’est que notre planète est beaucoup plus éloignée d’Alpha du Centaure A que la vôtre ne l’est de son soleil. Tellement éloignée, en fait, qu’il s’en faut de peu que nous ne subissions l’attraction d’Alpha du Centaure B.
— Dans ce cas, votre planète est en danger, commente Frank.
— En danger ? Pas du tout, non.
— Alors, où est le problème ?
— Notre système comprend une troisième étoile, Alpha du Centaure C, qui décrit une orbite très excentrique autour du centre de masse d’A et B. À peu près toutes les quatre cent mille années terrestres, elle passe tout près de nous. La dernière fois que cela s’est produit, Alpha du Centaure A se trouvait entre Alpha du Centaure C et le centre de masse du système A-B. À son prochain passage, c’est Alpha du Centaure B qui occupera cette place. Cette alternance tient au fait que la période de C est un multiple de celle du système A-B.
— Alors ?
— Alors, chacun des passages de C accentue la courbure de l’espace, de sorte que l’orbite de notre planète se déplace de A vers B, ou l’inverse. Ce « décrochage » -c’est le nom que nous donnons à ce transfert – s’accompagne d’une période d’instabilité. Quand nous gravitons autour de A, nous finissons par nous stabiliser à deux bonnes ua de cette étoile et bénéficions alors d’un climat tempéré. Mais quand c’est B le foyer de notre orbite, la température de surface tombe d’un coup à… (il s’interrompt le temps que son ordinateur de poche effectue le calcul)… à presque cinquante degrés Celsius au-dessous de zéro.
— Juste ciel ! s’écrie Frank. C’est inférieur au point de congélation du dioxyde de carbone. Tout meurt à cette température.
— Pourtant, des formes de vie ont réussi à se maintenir sur notre monde, en acquérant la faculté d’hiberner durant ces périodes. Tout demeure en sommeil pendant quatre cent mille ans, en attendant le décrochage qui rétablira notre orbite autour d’Alpha du Centaure A. Sitôt la température remontée, la vie reprend son cours comme auparavant.
— C’est incroyable qu’un monde ait pu se développer dans ces conditions, s’enthousiasme Dale.
— Incroyable ? Non. Improbable, sûrement, mais pas plus que la série de coïncidences qui rend possibles les éclipses totales de soleil du genre de celle à laquelle nous avons assisté chez vous. Dans tout l’univers, la Terre est peut-être seule à jouir d’un tel spectacle.
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