Ce soir-là, une réception a lieu en leur honneur au Mann’s Chinese Théâtre, en présence d’invités triés sur le volet. Steven Spielberg se montre assez fier (non sans raison) d’avoir contribué à préparer l’humanité à une rencontre pacifique avec des visiteurs extraterrestres. Kelkad est invité à laisser l’empreinte de ses pieds dans le ciment. À tout le moins, l’idée de laisser une trace de son passage à l’intention des générations futures semble trouver un écho chez les Tosoks.
TRW, Rockwell International et Hugues ont été parmi les premiers à signer des contrats pour la fabrication de pièces de rechange destinées au vaisseau extraterrestre. Flairant le filon (les trois sociétés ont leur siège à moins de trente kilomètres de son campus), le président de l’université du Sud californien s’est empressé de mettre le Paul Valcour Hall (une toute nouvelle résidence de cinq étages) à la disposition des Tosoks pour une durée illimitée. Le bâtiment n’ayant été achevé qu’après la rentrée, il n’est pas prévu qu’il accueille des locataires avant le mois de septembre prochain. Avec ça, sa position à l’écart de tout autre bâtiment en rend l’accès facile à contrôler. Les Tosoks ne tardent pas à y emménager avec leur escorte policière et scientifique. Clete suit le mouvement, quoiqu’il ait déjà un logement en ville, pour profiter au maximum de la compagnie des visiteurs.
Un soir, le capitaine Kelkad prend Frank à part.
— Merci de votre aide pour organiser les réparations, lui dit-il. Croyez bien que nous apprécions vos efforts.
— Tout le plaisir est pour nous, réplique Frank.
La conversation a lieu dans un salon au dernier étage de la résidence, en présence de Hask et de Torbat (un autre membre de l’équipage dont la peau tire sur le gris).
— Mais comprenez que les réparations risquent de durer. On m’a parlé de deux ans…
De saisissement, le toupet de Kelkad se dresse d’un coup sur sa tête.
— Deux ans ! s’exclame-t-il. Il doit bien y avoir moyen… Hask lui glisse alors quelques mots dans leur langue.
— Oh ! vous voulez dire deux années terrestres , reprend Kelkad, apparemment rassuré. Ce n’est pas si long que ça.
Frank est tenté de lui préciser que les entreprises humaines ne respectent jamais leurs engagements, mais il préfère lui laisser ses illusions. Pour le moment, pense-t-il en devisant agréablement, ce premier contact entre l’humanité et une race extraterrestre se passe remarquablement bien. Pour le moment…
Il est trois heures du matin et l’agent Colin Elliot (dix ans de service au sein de la police de Los Angeles) vient de prendre son tour de garde à Valcour Hall.
Le bâtiment a la forme d’un L dont les ailes se rejoignent à chaque étage en une vaste salle commune. Malgré l’heure tardive, deux des Tosoks se sont attardés au salon du troisième. Les ateliers de l’université leur ont fabriqué des dizaines de chaises sur mesure. Si le campus est presque désert en raison des vacances de Noël, plusieurs Tosoks, accompagnés d’une partie de leur escorte, ont assisté ce soir-là à une conférence donnée par Stephen Jay Gould au Davis Auditorium. Toutefois, cela fait plusieurs heures qu’ils sont rentrés.
Les deux Tosoks agitent leur main ventrale en direction d’Elliot qui leur répond d’un salut vulcain 1. Sans doute les autres se sont-ils retirés dans leurs chambres. Comme la place ne manque pas, chacun a choisi ses appartements à l’écart de ceux des autres. En faisant sa ronde dans les couloirs, Elliot vient à passer devant deux portes ouvertes. Dans la première chambre, un Tosok travaille sur un ordinateur récupéré à bord du vaisseau. Dans la seconde, un autre regarde à la télé un vieil épisode de Barney Miller (une des séries préférées d’Elliot). On dirait que les Tosoks raffolent des sitcoms -peut-être les rires préenregistrés les aident-ils à comprendre les ressorts du comique chez les humains. Elliot remarque que celui-ci a opté pour une diffusion sous-titrée. Sans doute s’entraîne-t-il à lire l’anglais ?
Les couloirs sont insonorisés par des portes en verre épais placées de loin en loin. Si les Tosoks ont l’ouïe sensible, les bruits de fond ne semblent pas les déranger le moins du monde. Leurs chambres, réparties sur trois étages, restent presque toujours ouvertes ; seuls les humains ferment les leurs pour la nuit.
Par l’escalier, Elliot gagne le deuxième étage, exclusivement occupé par des hommes. Bien entendu, ceux-ci dorment déjà. Le corridor n’est éclairé que par les lampadaires du parking, visibles à travers la baie vitrée qui en constitue le fond, et par les lumignons des issues de secours. Elliot ne distingue pas grand-chose, mais sans doute n’y a-t-il rien à voir. À un moment, un bruit inhabituel l’incite à faire une halte devant une porte, mais ce ne sont que des ronflements.
Il parvient bientôt à une porte de verre qu’il franchit afin de poursuivre sa ronde. Plus loin, c’est un bruit de chasse d’eau qu’il perçoit. Rien de surprenant à cela : parmi toutes ces grosses têtes, certaines ne sont plus de la première jeunesse et doivent certainement se lever plus d’une fois au cours de la nuit pour aller pisser.
La moquette gris foncé a été prévue pour résister aux assauts des étudiants. Malgré ses cent kilos, Elliot ne fait pas plus de bruit qu’un chat en s’y déplaçant, aussi ne craint-il pas de réveiller…
Squish …
Elliot baisse les yeux. La moquette est trempée. Peut-être quelqu’un a-t-il renversé son verre…
Non : le liquide est épais, poisseux et très sombre.
Elliot décroche la lampe torche qui pend à sa ceinture et braque son faisceau sur la flaque… Une flaque rouge sombre.
Du sang suinte de dessous une porte en même temps qu’un rai de lumière. Elliot tire un mouchoir de sa poche et actionne la poignée avec deux doigts (pour éviter autant que possible d’y laisser des empreintes).
Il s’attendait à rencontrer une résistance mais la porte pivote complètement sur ses gonds, révélant le corps.
Au cours de ses années de service, l’agent Elliot a eu maintes occasions de vérifier que le corps humain contient un peu moins d’un litre de sang pour quinze kilos de poids vif.
Le mort mesure bien un mètre quatre-vingt-cinq pour un poids d’environ quatre-vingts kilos, ce qui fait dans les cinq litres de sang… Un sang qui semble s’être entièrement répandu sur le sol, formant une mare autour du corps.
L’étonnant, c’est qu’Elliot ait d’abord été frappé par la quantité de sang. Dans n’importe quel autre meurtre, ç’aurait sans doute été la première chose à lui sauter aux yeux. Mais dans ce cas précis, la victime n’a pas seulement été saignée à blanc.
Pour commencer, sa jambe droite a été sectionnée à mi-cuisse. La lame devait être drôlement affûtée car on jurerait que le pantalon du mort a été taillé et ourlé. Une épaisse croûte de sang s’est formée sur le moignon et la coupure est aussi nette que celle d’une scie à ruban dans un morceau de barbaque congelée. La jambe elle-même, chaussée et gainée de toile de jean, le genou à peine fléchi, repose à proximité du corps.
Mais il y a pire…
Le corps a été décapité et la tête – grand Dieu ! – amputée de la mâchoire inférieure. Ciel ! On dirait qu’un des yeux a également été énucléé.
Le torse a été ouvert d’un seul trait, depuis la base du cou jusqu’au pubis. Les boutons arrachés, ses pans déployés comme deux ailes, la chemise souillée et raidie se confond avec la large flaque de sang qui entoure le corps.
Читать дальше