— Merci, dit-elle avec un petit hochement de tête.
— Je ne dis pas que j’y arriverai toujours, mais je te promets d’essayer.
— Et moi, je vais essayer de te supporter, dit-elle avec le même sourire affectueux et résigné qu’il avait si souvent vu sur le visage de Sarah.
Il sourit à son tour et lui tendit les bras. Elle se leva et vint se serrer contre lui.
Sarah était encore très gênée par sa jambe cassée, mais Gunter était une vraie bénédiction. Il lui apportait régulièrement une tasse de déca dans le bureau où elle continuait d’explorer la pile de documents que Don lui avait rapportée de l’université – une copie papier de la réponse envoyée à Sigma Draconis depuis Arecibo, et les données source qui avaient permis de la formuler : le millier de jeux de réponses tirés au hasard parmi tous ceux recueillis sur le site Web. La clef de décodage devait se trouver quelque part là-dedans, Sarah en était convaincue.
Cela faisait des dizaines d’années qu’elle n’avait plus regardé ces papiers, et elle n’en avait qu’un vague souvenir. Mais un simple coup d’œil suffisait à Gunter pour les indexer, et c’est ainsi que, quand Sarah lui disait par exemple : « Je me souviens d’une paire de réponses qui m’avaient semblé contradictoires – quelqu’un qui disait oui à la question sur l’euthanasie pour les personnes âgées qui ne sont plus productives, et oui au fait de ne pas euthanasier les gens qui constituent un fardeau économique », le robot répondait : « C’est dans le questionnaire numéro 785. »
Il lui arrivait pourtant de se sentir agacée, et même de pleurer de frustration. Elle n’était plus capable de réfléchir comme avant. Cela ne se voyait peut-être pas dans la vie de tous les jours, lorsqu’elle faisait la cuisine ou qu’elle s’occupait de ses petits-enfants, mais c’était hélas trop évident lorsqu’elle essayait de décortiquer un problème, de calculer dans sa tête, de se concentrer, simplement de penser . Et elle se fatiguait tellement vite… Elle avait souvent besoin de s’allonger, ce qui ne faisait que rendre le travail plus long.
Bien sûr, beaucoup de gens s’étaient déjà intéressés au message transmis depuis Arecibo pour voir s’il contenait la clef de décryptage. Et Sarah se rendait bien compte que, si tous ces jeunes cerveaux ne l’avaient pas trouvée, elle n’avait elle-même pas l’ombre d’une chance.
On avait suggéré que la clef pourrait être un jeu particulier de réponses parmi les mille fournis : une séquence unique de quatre-vingt-quatre réponses, une pour chaque question, quelque chose comme « oui », « non », « beaucoup plus grand que », « je préfère le choix trois », « égal à », « non », « oui », « plus petit que », etc. Sarah savait que le nombre de combinaisons possibles était quelque chose comme 2 suivi de quarante zéros. Ceux qui n’avaient pas accès à la transmission complète d’Arecibo pouvaient toujours essayer des séquences au hasard, mais cela leur prendrait des dizaines d’années, même avec les ordinateurs les plus rapides du monde. Quant à ceux qui possédaient les réponses détaillées, ils avaient sans doute déjà essayé chacune des mille chaînes de réponses, mais ils n’avaient pas réussi à déverrouiller le message. Sarah continuait d’étudier ces questionnaires à la recherche de quelque chose qui pourrait sortir de l’ordinaire. Mais elle ne trouvait rien. Elle avait horreur d’être vieille, horreur de ce que la vieillesse avait fait de son intelligence. Les vieux professeurs ne meurent jamais , disait-on. Ils perdent simplement leurs facultés… C’était tellement drôle, comme le disaient ses amies à l’école autrefois, qu’elle en oubliait de rire maintenant.
Elle essaya une autre séquence, mais encore une fois le message « Le décodage a échoué » apparut à l’écran. Elle ne tapa pas du poing sur la table – elle n’en avait plus la force –, mais Gunter dut sentir quelque chose dans son attitude.
— Vous semblez contrariée, dit-il.
Elle pivota sur son fauteuil, regarda le Mozo, et une idée lui vint à l’esprit. Gunter était un bon exemple d’intelligence non humaine. Il aurait peut-être une meilleure idée de ce que les extraterrestres avaient en tête.
— Si c’était vous qui aviez codé ce message, Gunter, quelle clef de décryptage auriez-vous choisie ?
— J’ai peu de prédispositions au secret.
— Oui, j’imagine.
— Avez-vous posé la question à Don ? dit le Mozo d’un ton égal.
Elle haussa les sourcils en regardant le robot.
— Pourquoi dites-vous ça ?
La bouche de Gunter se tordit légèrement, comme s’il s’était apprêté à dire quelque chose avant d’y renoncer. Au bout d’un moment, il finit par détourner la tête et répondit :
— Pas de raison particulière.
Sarah songea un instant à en rester là, mais…
Mais, bon sang, Don avait bien sa confidente, après tout…
— Vous croyez que je ne sais pas, c’est ça ?
— Que vous ne savez pas quoi ? demanda Gunter.
— Allons, fit Sarah, je vous en prie… Je suis capable de traduire des messages venus des étoiles, et je n’ai donc pas trop de mal à capter des signaux beaucoup plus proches.
On ne pouvait jamais savoir si un robot croisait votre regard.
— Ah, fit Gunter.
— Vous savez qui c’est ?
Le Mozo secoua sa tête bleue, puis il demanda à son tour :
— Et vous ?
— Non, et je ne veux surtout pas le savoir.
— Si je peux me permettre, quels sont vos sentiments à ce sujet ?
Sarah regarda par la fenêtre – par laquelle on voyait un peu de ciel et les briques rouges de la maison d’à côté.
— Ce n’est pas ce que j’aurais préféré, mais…
Le Mozo ne dit rien, infiniment patient. Sarah finit par ajouter :
— Je sais qu’il a des… (elle hésita entre « désirs » et « besoins », et choisit le second). Et je ne peux pas me transformer en… en gymnaste . Je ne peux pas faire reculer la pendule.
Elle se rendit compte qu’en parlant de cette pendule, elle évoquait une impossibilité du genre « Je ne peux pas arrêter le soleil dans sa course », mais pour Don, les aiguilles – ah, quand avait-elle vu pour la dernière fois des aiguilles sur un cadran d’horloge ? – avaient bien été ramenées longtemps en arrière. Elle secoua la tête.
— Non, je ne peux plus rester au diapason avec lui. (Elle se tut un moment, puis elle leva les yeux vers le robot.) Et vous, dit-elle, quels sont vos sentiments là-dessus ?
— Les émotions ne sont pas mon point fort.
— Non, sans doute.
— Cependant, je préfère que les choses soient… simples.
Sarah hocha la tête.
— Encore un de vos admirables traits de caractère.
— Pendant que nous parlions, j’ai exploré le Web pour trouver des informations sur ce genre de situation. J’avoue volontiers que je ne comprends pas tout, mais… n’êtes-vous pas en colère ?
— Oh, si. Mais pas vraiment – en tout cas, pas beaucoup – contre Don.
— Je ne comprends pas.
— Je suis furieuse contre… contre les circonstances .
— Vous voulez dire le fait que le rollback n’ait pas marché pour vous ?
Sarah détourna de nouveau les yeux. Au bout d’un moment, d’une voix très douce mais très distincte, elle répondit :
— Non, ce n’est pas ça. Ce qui m’a mise en colère, c’est que ça ait marché pour Don. (Elle se tourna de nouveau vers le robot.) Je sais, c’est affreux, n’est-ce pas ? Affreux de ne pas supporter que la personne que j’aime le plus au monde va pouvoir vivre soixante-dix ans de plus. (Elle secoua la tête tant elle était étonnée de ce dont elle était capable.) Mais en fait, c’était parce que je savais ce qui allait arriver. Je savais qu’il me quitterait.
Читать дальше