Il prit poliment congé de Pam et de Mike, qui étaient passés de l’amour immodéré de Bill pour le sirop d’érable à sa prudence légendaire.
— Quand on jouait au hockey dans la rue, et si une voiture arrivait, c’était toujours Bill qui criait le premier : « Attention ! Une voiture ! », dit Mike. Je me souviendrai toujours de lui quand il faisait ça. « Attention ! Attention ! Une voiture ! » Tiens, un jour…
Don remonta l’allée pour s’approcher de l’autel. Le sol était baigné de couleurs venant des vitraux. Sarah était allée s’asseoir au deuxième rang, tout à droite. Elle était seule et semblait lasse, sa canne accrochée devant elle au rail sur lequel étaient posés les livres de cantiques.
Don s’approcha et s’accroupit à côté d’elle dans l’allée.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il.
Sarah sourit.
— Ça va. Un peu fatiguée, c’est tout. (Elle le regarda d’un air soucieux.) Et toi ?
— Je tiens le coup, dit-il.
— C’est bien que tant de gens soient venus.
Il examina de nouveau la foule, en se disant qu’il aurait préféré qu’il y ait moins de monde. Il avait horreur de devoir s’adresser à des groupes. Une vieille blague de Jerry Seinfeld flotta un instant dans sa mémoire : ce qui fait le plus peur au gens, c’est de parler en public ; ensuite, c’est l’idée de la mort… ce qui fait qu’à un enterrement, on devrait plaindre celui qui va faire l’éloge funèbre plutôt que le type dans le cercueil.
L’officiant – un Noir assez petit, dans les quarante-cinq ans, avec des cheveux qui commençaient à grisonner et à se clairsemer – fit son apparition, et la cérémonie commença bientôt. Don essaya de se détendre en attendant qu’on l’appelle. Sarah lui tenait la main.
D’une voix étonnamment grave et puissante pour sa taille, le prêtre fit réciter quelques prières à l’assemblée. Don baissa la tête pendant ce temps-là, tout en gardant les yeux ouverts pour contempler les lames de parquet entre deux rangées de prie-dieu.
— … et maintenant, dit le prêtre beaucoup trop tôt, nous allons écouter quelques paroles prononcées par le jeune frère de Bill, Don.
Ah, bon sang , pensa Don. Mais cette erreur était compréhensible, et tout en s’avançant vers l’autel et en gravissant les trois marches menant à l’estrade, il décida de ne pas la rectifier.
Il agrippa les côtés du pupitre et regarda la foule de gens venus faire leurs adieux à Bill : la famille, parmi laquelle se trouvaient le fils de Bill, Alex, et les grands enfants de Susan, la sœur de Bill et de Don qui était morte en 2033, ainsi que quelques vieux amis, des collègues de Bill à United Way, et bien d’autres encore qu’il ne connaissait pas, mais qui avaient dû être proches de son frère.
— Mon frère, dit-il en commençant par débiter les quelques platitudes qu’il avait notées sur son datacom, était un homme bien. Un bon père, un bon mari, et…
Et il s’arrêta net, non pas parce que lui-même avait échoué dans la catégorie qu’il venait juste de mentionner, mais à cause de la personne qui venait d’entrer à l’instant dans l’église et qui s’asseyait au dernier rang. Cela faisait trente ans qu’il n’avait pas vu son ex-belle-sœur Doreen, mais elle était là, vêtue de noir, venue discrètement dire adieu à l’homme dont elle avait divorcé il y avait si longtemps. Apparemment, dans la mort, tout est pardonné.
Il regarda ses notes, retrouva la ligne, et poursuivit d’une voix hésitante :
— Bill Halifax a travaillé dur toute sa vie, non seulement dans son entreprise, mais aussi dans son rôle de père et de citoyen. Ce n’est pas souvent…
Il s’interrompit encore, car il venait de voir les mots qu’il avait écrits ensuite, et il se rendait compte qu’il allait devoir les sauter, ou mettre en évidence la confusion qu’avait faite le prêtre. Bon, et puis merde… Je n’ai jamais pu le dire quand Bill vivait encore, et que je sois damné si je ne le dis pas maintenant .
— Ce n’est pas souvent, reprit-il, qu’un frère aîné peut regarder son jeune frère avec admiration, mais c’est ce que j’ai fait toute ma vie.
Il y eut des murmures dans l’assistance, et il vit de la perplexité sur les visages. Il s’écarta alors du texte qu’il avait préparé.
— Oui, c’est bien ça, dit-il en agrippant encore plus fort le pupitre pour se soutenir. Je suis le frère aîné de Bill. J’ai eu la chance de bénéficier d’un rollback. (Les murmures enflèrent, et les gens échangèrent des regards.) Je… Je n’ai pas cherché à l’obtenir, et ce n’est pas quelque chose que je voulais, mais…
Il décida d’en rester là, et tenta de reprendre le fil de son discours.
— Bon, toujours est-il que j’ai connu Bill toute sa vie, depuis plus longtemps que n’importe qui…
Il s’arrêta un instant, et décida de terminer sa phrase par « dans cette salle », alors que « au monde » aurait été également vrai : tous ceux qui avaient connu Bill depuis sa naissance avaient disparu depuis longtemps, et quand Mike Braeden avait emménagé à Windermere, Bill avait déjà cinq ans.
— Bill n’a jamais fait beaucoup de bêtises, poursuivit Don. Oh, bien sûr, il y en a quand même eu quelques-unes (et là, il inclina la tête vers Doreen, qui sembla acquiescer d’un hochement de tête, comprenant bien que Don faisait allusion à ce que Bill avait fait pendant leur mariage, et non au fait qu’ils se soient mariés) – quelques peccadilles qu’il a regrettées jusqu’à la fin de ses jours. Mais, dans l’ensemble, il a fait les choses comme il fallait . Naturellement, ce qui ne gâtait rien, c’est qu’il était futé comme un rasoir. (Il se rendit compte aussitôt qu’il s’était mélangé les pieds dans l’expression, mais il poursuivit sans se démonter :) En fait, certains ont été surpris qu’il ait choisi de travailler pour des œuvres de charité au lieu d’entrer dans le monde des affaires, où il aurait pu gagner beaucoup plus d’argent. (Il se retint de jeter un coup d’œil vers Pam pour lui faire comprendre que Bill n’aurait jamais pu se payer lui-même ce que Don avait reçu.) Il aurait pu devenir avocat, ou dirigeant d’une grande entreprise. Mais il voulait faire quelque chose qui compte vraiment. Il voulait faire le bien. Et il l’a fait. C’est ce que mon frère a fait .
Don balaya de nouveau l’assistance du regard, cette marée de gens en noir. Il en vit qui pleuraient doucement. Son regard s’arrêta un instant sur ses enfants et ses petits-enfants – dont il connaîtrait sans doute les petits-enfants.
— Statistiquement parlant, personne ne pourrait dire que Bill n’a pas eu toutes les années auxquelles il avait droit, mais c’est surtout la qualité de sa vie qui ressort. (Il s’arrêta un instant, en se demandant jusqu’à quel point il pouvait parler de lui-même, mais bon, il voulait que Sarah et ses enfants, et même Dieu, entendent ce qu’il avait à dire.) On dirait que je vais vivre deux fois plus longtemps que mon frère.
Il regarda le cercueil et son bois brillant.
— Mais, poursuivit-il, si dans tout ça j’arrive à faire ne serait-ce que la moitié du bien qu’il a fait, et si j’arrive à mériter la moitié de l’amour qu’il a reçu, alors, peut-être, je me serai montré digne de ce… (Il se tut, cherchant le mot juste, puis il conclut enfin :) De ce cadeau que le Ciel m’a offert.
Don et Sarah se couchèrent tôt le soir de l’enterrement, car ils étaient tous les deux épuisés. Elle s’endormit aussitôt, et Don se mit sur le côté pour la regarder.
Il n’y avait aucun doute que les antidépresseurs que Petra lui avait prescrits faisaient leur effet. Il arrivait beaucoup mieux à gérer les petites irritations de la vie et, à un niveau plus global, l’idée de se suicider lui était totalement étrangère – à part la petite blague sur la peur de s’exprimer en public, pas un instant il n’avait voulu aujourd’hui échanger sa place contre celle de son frère.
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