Les réglages hormonaux fonctionnaient bien, eux aussi : il n’était plus en rut comme un bison. Bon, ça le démangeait encore un peu, mais au moins il parvenait plus facilement à se maîtriser.
Mais même si son désir physique pour Lenore s’était calmé, l’amour qu’il éprouvait pour elle était resté intact. Ça, ce n’était pas qu’une question d’hormones, il en était convaincu.
Il avait cependant envers Sarah une obligation qui remontait à plusieurs décennies avant la naissance de Lenore, et il ne l’oubliait pas. Sarah avait besoin de lui, et bien qu’il n’eût pas besoin d’elle – au sens des nécessités quotidiennes de la vie –, il l’aimait toujours énormément. Jusqu’à encore récemment, la relation douce et paisible qui avait fini par s’établir entre eux leur avait suffi, et cela pouvait certainement continuer comme ça, pour le temps qui leur restait à passer ensemble.
Et par ailleurs, la situation actuelle était injuste pour Lenore. Il ne voyait pas comment il pouvait être l’amant qu’elle méritait, son compagnon pour la vie.
Il se rendait bien compte que rompre avec Lenore équivaudrait à une amputation, comme s’il se coupait une partie de lui-même. Mais c’était ce qu’il devait faire, même si…
Même si un jeune homme normal qui perd une jeune femme peut toujours se consoler en se disant qu’il y a encore plein d’autres poissons dans la mer, et que quelqu’un d’aussi merveilleux, voire plus encore, va forcément se présenter tôt ou tard. Mais Don avait déjà vécu une existence entière, et au cours de toutes ces années, il n’avait rencontré que deux femmes qui l’aient captivé, une en 1986 et l’autre en 2048. Les chances d’en rencontrer une troisième, même avec les dizaines d’années qui lui restaient à vivre, semblaient excessivement minces.
Mais là n’était pas la question.
Il savait ce qu’il devait faire.
Et il le ferait demain, même si…
Non, ça ne comptait pas. Aucune excuse.
Il le ferait demain.
On peut repousser la mort, mais aucun homme n’échappe au calendrier, et aujourd’hui, jeudi 15 octobre, c’était l’anniversaire de Don. Il n’en avait pas parlé à Lenore, parce qu’il ne voulait pas qu’elle dépense le peu d’argent qu’elle avait à lui faire un cadeau. Et maintenant, bien sûr, étant donné ce qu’il s’apprêtait à faire, il était doublement heureux d’avoir gardé ça pour lui.
Et puis, quelle signification pouvait avoir un quatre-vingt-huitième anniversaire quand on avait un corps entièrement rajeuni ? Quand on est enfant, les anniversaires comptent énormément. Plus tard, à l’âge adulte, ils ont beaucoup moins d’importance. On fait une fête seulement quand on aborde une nouvelle décennie, avec quelques moments de méditation quand votre horloge personnelle passe sur un nombre se terminant par cinq. Mais passé un certain âge, tout change à nouveau. Chaque anniversaire vaut d’être célébré, chaque anniversaire est un triomphe… parce que chaque anniversaire pourrait bien être le dernier – sauf quand on a eu un rollback. Son quatre-vingt-huitième anniversaire méritait-il une fête, ou devait-il simplement l’ignorer ?
Et ça n’était pas non plus comme si son âge biologique passait automatiquement de vingt-cinq à vingt-six. Cette valeur de vingt-cinq ans n’était qu’une estimation. Le rollback était une succession d’ajustements biologiques, pas une machine à voyager dans le temps avec des compteurs numériques. Il se prenait pourtant à penser qu’il avait vingt-six ans, et c’était très bien comme ça. Vingt-cinq lui avait paru beaucoup trop jeune : il y avait une sorte d’insouciance ridicule associée à cet âge. Mais vingt-six, là, on s’approchait de trente et ça commençait à devenir respectable. Et même si c’était une simple estimation, il vieillissait bel et bien comme tout le monde, un jour à la fois, et ces jours avaient besoin d’être rassemblés en paquets.
Le fait que ce fût son anniversaire aujourd’hui était une coïncidence malheureuse, il s’en rendait bien compte, car désormais, chacun des anniversaires qui l’attendaient lui rappellerait le jour où il avait rompu avec Lenore.
Il arriva au Duke of York vers midi, et tomba sur Gabby.
— Salut, Don, lui dit-elle en souriant. Merci d’être venu nous aider à la banque le week-end dernier.
— De rien, fit-il. Ça m’a fait plaisir.
— Lennie est déjà là. Elle est dans le coin douillet.
Don se dirigea vers la petite salle. Lenore était en train de consulter son datacom, mais elle leva les yeux à son approche. Elle se leva aussitôt et se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
— Joyeux anniversaire, mon chéri ! déclara-t-elle.
— Comment… comment l’as-tu su ?
Elle eut un petit sourire malicieux – mais, bien sûr, on pouvait trouver pratiquement toutes les informations en ligne, de nos jours. Dès qu’ils furent assis, Lenore lui tendit un gros paquet enveloppé de papier bleu métallisé.
— Joyeux anniversaire, répéta-t-elle.
Don regarda le paquet.
— Tu n’aurais vraiment pas dû !
— Quel genre de petite amie oublie l’anniversaire de son chéri ? Allez, vas-y, ouvre-le.
Il obéit. Le paquet contenait un tee-shirt beige. Sur le devant était imprimé le symbole classique d’interdiction, un cercle rouge barré, avec à l’intérieur le mot AZERTY écrit sous forme de lettres de Scrabble.
Don en resta bouche bée. La première fois qu’ils avaient joué ensemble au Scrabble, il avait dit à Lenore qu’il désapprouvait la présence du mot azerty dans l’ Officiel du Scrabble . Il ne l’avait jamais vu écrit autrement qu’en majuscules, et les mots en majuscules n’étaient pas autorisés au Scrabble. Tous les dictionnaires qu’il avait consultés étaient d’accord avec lui, sauf la troisième édition du Webster’s international non abrégé qui indiquait dans une note : « souvent écrit en minuscules ». Mais le Webster’s était notoirement laxiste, et l’ ODS ne le suivait pas sur bien des points, Dieu merci… Toujours est-il que tant de parties de tournoi avaient été gagnées grâce à azerty que personne ne voulait en reconnaître le caractère illicite. Comme pour sa campagne en faveur de « Gunter », Don n’avait pas réussi à convertir grand monde.
— Merci ! dit-il. C’est absolument fabuleux .
Lenore avait un grand sourire.
— Contente qu’il te plaise.
— Oh, oui, il me plaît. Je l’aime beaucoup !
— Et moi, je t’aime, dit-elle.
C’était la première fois qu’elle prononçait ces mots. Elle tendit le bras pour lui prendre la main.
Les feuilles des arbres d’Euclid Avenue avaient changé de couleur, passant à un mélange d’orange, de jaune et de brun. L’hiver serait bientôt là. Don et Lenore marchaient tranquillement en se tenant par la main. Comme d’habitude, Lenore parlait de tout et de rien, mais Don était trop préoccupé pour dire grand-chose, car il savait que c’était la dernière fois qu’il allait chez elle.
Le vent balayait les feuilles mortes mêlées aux détritus sur le trottoir craquelé. Ils passèrent devant des maisons aux fenêtres barrées de planches, et un poivrot s’était installé près d’une grille d’égout. Ils arrivèrent enfin devant chez Lenore et passèrent sur le côté de la maison décrépite pour descendre dans son appartement. Ils retirèrent leurs blousons et elle s’occupa de faire du café tandis que Don jetait un coup d’œil dans la pièce. Lenore n’avait pas beaucoup d’objets personnels. Il savait que le mobilier miteux faisait partie de la location. Les quelques rares biens qu’elle possédait auraient probablement pu tenir dans une ou deux valises. Il hocha la tête avec étonnement en se souvenant du temps où, lui aussi, avait eu une vie aussi simple et sans entraves.
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