— Attends, j’essaie de comprendre. Tu as plaqué Makoto parce qu’il mange comme un cochon…
— Une fille qui se respecte doit se fixer certains critères.
— … mais tu veux te remettre avec un type marié ?
— Non, dit Lenore. Je veux me remettre avec lui malgré le fait qu’il est marié.
— Bon, moi, je ne fais pas d’études supérieures, dit Gabby, alors peut-être que dans tes cours, on coupe les cheveux en quatre comme ça, mais…
— Il ne ressemble à aucun des garçons que j’ai connus.
— Quoi ? Il en a trois ?
— Non, sérieusement, Gabby, il me manque terriblement.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
Gabby resta silencieuse un instant.
— Eh bien, alors, dit-elle enfin, il n’y a qu’une chose à faire.
— Et c’est quoi ?
Gaby commença à poser les salières sur un plateau.
— Écoute ce que dit ton cœur.
Au dîner, Sarah se retrouva assise à côté de son petit-fils Percy, qui venait d’avoir treize ans cet été.
— Alors, dit-elle, comment ça se passe, la quatrième ?
— Ça va, dit-il.
— Ça va, pas plus que ça ?
— On a beaucoup de travail à faire à la maison. J’ai des tonnes de devoirs pour lundi.
Sarah se souvint du temps où elle était en quatrième, et où elle avait eu sa première calculette. Ces appareils commençaient tout juste à apparaître sur le marché, et il y avait de grandes discussions pour savoir s’ils devraient être autorisés en classe. Après tout, disaient les critiques, avec une machine qui calcule à leur place, les enfants n’arriveront jamais à comprendre les mathématiques. On avait imaginé toutes sortes de scénarios, certains très improbables et d’autres carrément stupides, tel celui dans lequel, si la civilisation s’effondrait, nous entrerions dans une longue période d’obscurantisme une fois le stock de piles épuisé, car les boîtes magiques qui faisaient des maths ne fonctionneraient plus. Sarah s’était souvent demandé si les premières calculettes à énergie solaire n’avaient pas été inventées par un ingénieur japonais anonyme décidé à tordre le cou à cette blague.
Il lui revint également en tête les débats ultérieurs sur l’introduction des datacoms en classe. Tous les niveaux d’enseignement en avaient été affectés, et l’usage en était déjà largement répandu quand elle enseignait à l’université de Toronto. Pourquoi, par exemple, demander à des étudiants d’apprendre par cœur que Sigma Draconis II – d’après les informations contenues dans le premier message – était une planète rocheuse d’un diamètre égal à une fois et demie celui de la Terre, avec un rayon orbital moyen de quelque quatre-vingt-dix millions de kilomètres et une année égale à 599 jours terrestres, alors qu’on ne pouvait imaginer un environnement de travail dans lequel ces données ne leur seraient pas accessibles instantanément ?
— Quel genre de devoirs ? demanda Sarah, qui était sincèrement intéressée.
— J’ai un truc à faire en bioéthique, dit Percy.
Sarah fut impressionnée… De la bioéthique en quatrième. On pouvait progresser vraiment plus vite quand on n’avait pas des tas de choses à apprendre par cœur.
— Et ça consiste en quoi ?
— Je dois regarder des choses sur le Web, et faire ensuite un rapport pour dire ce que j’en pense.
— C’est sur un thème particulier ?
— Non, on a le droit de choisir, dit Percy. Mais je ne me suis pas encore décidé.
Sarah jeta un coup d’œil vers Don. Elle pensa un instant suggérer à Percy de faire quelque chose sur l’éthique du rollback, mais Don était déjà un peu trop chatouilleux sur ce sujet.
— Je pensais, peut-être, quelque chose sur l’avortement… poursuivit Percy.
Sarah fut choquée sur le moment. Bon sang, son petit-fils n’avait que treize ans ! Mais d’un autre côté…
D’un autre côté, l’avortement, la contraception et le contrôle des naissances étaient des sujets que tous les enfants devaient connaître. Percy avait son anniversaire en juillet, ce qui voulait dire qu’il n’aurait quatorze ans qu’après la fin de sa quatrième, mais la plupart de ses camarades les atteindraient en cours d’année scolaire, et quatorze ans, c’était suffisamment vieux pour tomber enceinte ou faire un enfant à quelqu’un.
— Qu’est-ce que tu penses de l’avortement, Mamy ? demanda Percy.
Sarah hésita un instant. Elle sentait le regard d’Angela, la mère de Percy, posé sur elle, ainsi que celui de sa fille Emily.
— Je crois, répondit-elle, que tout enfant qui naît à le droit d’être désiré.
Percy réfléchit à ce qu’elle venait de dire.
— Mais imagine qu’un type et une fille décident d’avoir un bébé, mais qu’une fois enceinte, la fille change d’avis. Qu’est-ce qui se passe, alors ?
Son petit-fils avait manifestement hérité quelque chose d’elle. Sarah s’était elle aussi débattue avec le problème moral qu’il venait de soulever. En fait, maintenant qu’elle y repensait, c’était un des sujets qui avaient intéressé les Dracons. La question quarante-six demandait si le partenaire qui portait le bébé avait le droit de mettre fin à une grossesse qui était au départ désirée par les deux. Sarah se souvenait qu’elle avait eu beaucoup de mal à décider de sa réponse quand elle avait rempli son questionnaire.
Elle but une gorgée d’eau.
— Je continue d’hésiter sur cette question, mon chéri. Mais aujourd’hui, au moment où je te parle, je crois que c’est la mère qui doit avoir la décision finale.
Percy y réfléchit un instant et finit par dire :
— Tu es vraiment astrotop, Mamy, de me parler de tout ça.
— Ah, merci, fit Sarah. Enfin, je crois…
Le lendemain matin, Don était assis sur le canapé et regardait ses e-mails sur son datacom. Il y avait deux messages de gens qu’il connaissait et qui lui demandaient la même chose que Randy Trenholm, un autre de son frère qui lui transférait un cartoon que Don aimerait sûrement, et…
Bip !
Un nouveau message venait juste d’arriver. L’adresse de l’émetteur était… Ah, bon sang…
L’adresse était ldarby@utoronto.ca
Il ouvrit le message et le parcourut rapidement, par saccades, comme pour essayer de l’absorber d’un coup. Et puis, le cœur battant, il le relut soigneusement du début jusqu’à la fin :
Salut Don
Tu pensais sans doute ne plus jamais entendre parler de moi, et je ne m’attends pas trop à ce que tu me répondes parce que je sais que je n’ai pas été très compréhensive la dernière fois, mais bon sang, tu me manques. Je n’arrive pas à croire que je t’envoie ça… Gabby a d’abord trouvé que j’étais dingue… mais j’espère que ça te dirait qu’on se retrouve pour parler un peu ensemble. Jouer au Scrabble ou… Bon, dis-moi ce que tu en penses.
L.
Sois bon envers autrui, car tous ceux que tu rencontres mènent un combat difficile – Platon.
Don leva les yeux. Gunter avait un sens parfait de l’équilibre et pouvait facilement porter Sarah dans l’escalier, assise sur une des chaises en bois de la cuisine désormais réservée à cet usage. Ils descendaient les marches en ce moment.
— Bonjour, mon chéri, dit Sarah avec son petit tremblement habituel dans la voix.
Gunter posa la chaise par terre et aida Sarah à se lever.
— Tu as du courrier intéressant ? demanda-t-elle.
Don éteignit aussitôt son datacom.
— Non, fit-il, non, rien du tout.
La journée de retrouvailles entre Don et Lenore s’était bien passée, en tout cas jusqu’à ce que le soir arrive.
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