— J’aurais dû te le dire plus tôt, mais…
— Tu parles que tu aurais dû ! Ah, merde, Don ! (Mais soudain, peut-être parce que l’idée lui était venue en prononçant son nom, une lueur d’espoir apparut dans ses yeux, comme si elle venait de comprendre que tout cela était une blague énorme.) Mais attends un peu, tu es le petit-fils de Sarah Halifax ! C’est ce que tu m’as dit.
— Non, je ne t’ai pas dit ça. C’est toi qui l’as pensé.
Elle s’écarta de lui encore plus, et elle réussit à se cacher les seins avec le drap – la première manifestation de pudeur qu’il ait jamais vue chez elle.
— Mais alors, bon sang, qui es-tu ? demanda-t-elle. Est-ce que tu es même seulement apparenté à Sarah Halifax ?
— Hmmm, oui…. fit-il en prenant son temps. Mais… (et là, il ravala péniblement sa salive)… je ne suis pas son petit-fils. (Il se sentit incapable de croiser son regard, et il baissa donc les yeux sur le drap chiffonné.) Je suis son mari.
— Putain, fit Lenore. Merde.
— Je suis désolé, dit-il, profondément désolé.
— Son mari ? répéta-t-elle comme si elle avait peut-être mal entendu la première fois.
Il se contenta de hocher la tête.
— Je crois que tu devrais partir.
Les mots le touchèrent au cœur comme des balles de fusil.
— Je t’en prie, je peux…
— Tu peux quoi ? répliqua-t-elle. Tu peux m’ expliquer ? Mais putain, il n’y a pas d’explication possible !
— Non, dit-il, c’est vrai, je ne peux pas l’expliquer. Et je ne peux pas le justifier. Mais je te jure, Lenore, je n’avais aucune intention de te faire du mal. Je n’ai jamais voulu faire de mal à personne. (Il avait des crampes à l’estomac, et il se sentait complètement perdu.) Mais je veux que tu… que tu saches, que tu comprennes.
— Que je comprenne quoi ? Que tout ce qui s’est passé entre nous reposait sur un mensonge ?
— Non ! fit-il. Ah, non, pas du tout ! Je n’ai jamais rien vécu d’aussi réel et intense dans ma vie depuis…
— Depuis quoi ? dit-elle en ricanant. Depuis des années ? Des décennies ?
Il poussa un long soupir. Il ne pouvait même pas protester en lui disant qu’elle était injuste. Le simple fait qu’elle accepte encore de lui parler était plus que ce qu’il méritait. Il essaya pourtant de se défendre, tout en se rendant compte, à peine les mots eurent-ils franchi ses lèvres, à quel point il aurait mieux fait de se taire.
— Écoute, c’est toi qui en as fait une relation physique.
— Parce que je croyais que tu étais quelqu’un que tu n’es pas . Tu m’as menti.
Il pensa un instant rétorquer que, sur le principe, il n’avait pas menti, ou en tout cas, pas souvent…
— Et de toute façon, poursuivit-elle, la question de savoir qui a commencé est tellement en dehors du sujet qu’elle pourrait aussi bien être dans un autre système solaire. Tu es un octogénaire, nom d’un chien ! Tu pourrais être mon grand-père !
Il s’était attendu à ces mots, mais ils ne le blessèrent pas moins pour autant.
— Sarah a suivi le même traitement, dit-il en se décidant à tout avouer. Mais ça n’a pas marché pour elle. Elle a toujours physiquement quatre-vingt-sept ans, et moi… je suis comme tu me vois.
Lenore ne dit rien, mais elle pinça légèrement les lèvres en fronçant les sourcils.
— C’est Cody McGavin qui a payé pour tout, poursuivit Don. Il voulait que Sarah soit encore parmi nous quand la prochaine réponse arrivera de Sigma Draconis. Il s’agissait simplement que je l’accompagne, mais…
— Mais maintenant, tu es l’aide-soignant de Sarah.
— Je t’en prie, dit-il. Je n’ai rien demandé, moi.
— Non, non, bien sûr. C’est juste arrivé comme ça… un traitement médical de plusieurs milliards de dollars.
Il secoua la tête.
— J’aurais dû savoir que tu ne comprendrais pas.
— Si c’est ça que tu cherches, être compris, inscris-toi à un groupe de soutien. Il doit bien en exister un pour les gens comme toi.
— Oui, il y en a un, effectivement. Il se réunit en ce moment même à Vienne, en Autriche. Je n’ai pas les moyens d’y aller. J’ai fait le calcul, ma fortune est sans commune mesure avec celle du plus pauvre parmi ceux qui ont bénéficié de ce traitement. Pour chaque dollar que je possède, chacun d’eux en a au moins dix mille. Tu vois, Lenore, ça, c’est ce que j’appelle vraiment ne pas être dans le même système solaire.
— Tu n’as pas besoin de me parler comme ça. Je n’ai rien fait de mal, moi.
Il respira un grand coup pour se calmer.
— Tu as raison. Excuse-moi. C’est juste que je ne sais pas quoi faire, et… et que je ne veux pas te perdre. Je tiens vraiment à toi, je pense à toi sans arrêt. Et si je ne sais plus très bien où j’en suis, je sais au moins une chose : les seules fois où j’ai vraiment été heureux ces derniers temps, c’était quand j’étais avec toi.
— Il doit bien y avoir quelqu’un d’autre qui…
— Il n’y a personne. Mes amis, le peu qui soient encore de ce monde, ne peuvent pas comprendre. Quant à mes enfants…
— Ah, zut. Je n’y avais pas pensé. Tu as des enfants !
Bah, au point où j’en suis…
— J’ai aussi des petits-enfants. Mais mon fils a cinquante-cinq ans et ma fille va bientôt en avoir cinquante. Je ne peux pas attendre d’eux qu’ils comprennent un père qui a la moitié de leur âge.
— C’est de la folie, dit-elle.
— On peut trouver le moyen d’arranger ça.
— Mais tu es dingue ! Tu es marié . Tu as soixante ans de plus que moi. Tu as des enfants. Tu as des petits-enfants. Et… ah, mon Dieu, tu es à la retraite, c’est ça ? Tu n’as même pas de travail.
— Je touche une pension.
— Une pension ! Doux Seigneur !
— Il n’y a pas de raison que ça change quoi que ce soit entre nous, dit-il.
— Mais putain, tu es complètement maboul !
— Lenore, je t’en supplie…
— Ramasse tes fringues , dit-elle sèchement.
— Pardon ?
— Prends tes fringues et fous-moi le camp d’ici !
Cela faisait des mois que Don n’avait pas revu ses petits-enfants. Ils lui manquaient, mais il avait évité tout contact, ne sachant absolument pas comment leur expliquer ce qui lui était arrivé. Mais vint le moment où il n’eut plus le choix. Aujourd’hui, jeudi 10 septembre, c’était le cinquantième anniversaire d’Emily, et de même que la participation de tout le monde avait été obligatoire à leur anniversaire de mariage, sa présence ne prêtait même pas à discussion alors que sa fille allait franchir l’étape du demi-siècle.
La petite fête avait lieu dans la maison d’Emily, à Scarborough, à une heure de route à peu près, mais un trajet facile par l’autoroute 407. Ils avaient demandé à Gunter d’être leur chauffeur, ce qui satisfaisait tout à fait Don. Il se serait senti vraiment ridicule d’être voituré par une femme qui avait l’air d’être sa grand-mère. Il n’avait pas encore récupéré son permis de conduire. Il devait suivre des cours obligatoires de sécurité routière avec un groupe de gens qui étaient tous octogénaires, et bien que l’examinateur ait le droit de le dispenser du test de conduite, il lui faudrait quand même continuer de supporter les regards ébahis du personnel et – ce qui était encore pire – de tous ces vieillards qui avaient vraiment l’air vieux , parmi lesquels un certain nombre devaient lui en vouloir d’avoir réussi à repousser l’échéance fatale qui les guettait dans quelques années seulement.
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