Ils étaient dans l’appartement d’Euclid Avenue et finissaient de manger les trucs chinois qu’ils avaient commandés, après avoir passé l’après-midi à se promener en ville et à regarder les boutiques.
— Bon, dit Lenore en poursuivant son récit de tout ce qu’elle avait fait depuis leur dernière rencontre, l’université m’a truandée. Ils disent que je n’ai pas payé mes frais de scolarité à temps, alors que je l’ai bien fait. J’ai fait le transfert électronique juste avant minuit à la date limite. Mais ils m’ont facturé un jour d’intérêts.
Don ne mangeait jamais les petits gâteaux horoscopes chinois, mais il aimait quand même bien les ouvrir pour voir ce qu’il y avait dedans. Celui-ci disait : « Les perspectives de changement sont favorables. »
— Combien ? demanda Don en faisant allusion aux intérêts.
— Huit dollars. Je vais aller au bureau administratif demain pour me plaindre.
Don lui fit signe de lui montrer ce qu’il y avait dans son gâteau à elle. Le petit papier indiquait : « Une entreprise sera couronnée de succès. »
Il hocha la tête pour lui signifier qu’il l’avait lu.
— Oui, fit-il en revenant à la conversation, tu pourrais faire ça, bien sûr, mais tu vas y perdre la moitié de ta journée.
Elle sembla agacée par sa remarque.
— Mais ils ne devraient pas avoir le droit de faire un truc comme ça.
— Pour huit dollars, ça ne vaut vraiment pas le coup, dit Don. (Il se leva et commença à débarrasser la table.) Il faut que tu apprennes à mieux choisir tes combats. Crois-moi, je le sais bien. Quand j’avais ton âge, je…
— Ne dis pas ça.
Il se tourna vers elle.
— Quoi ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Ne dis pas des trucs comme ça, « Quand j’avais ton âge »… Je n’ai vraiment pas besoin d’entendre ça.
— J’essaie simplement de t’éviter…
— M’éviter quoi ? De vivre ma vie ? De faire ma propre expérience, d’apprendre par moi-même ? Je veux apprendre par moi-même.
— Oui, mais…
— Mais quoi ? Ce n’est pas un père que je veux, Don. Je veux un petit ami qui soit mon égal.
Il se sentit perdu.
— Je ne peux pas effacer mon passé.
— Non, évidemment, fit-elle en froissant bruyamment le sac qui avait contenu leur dîner. Il n’y a pas de gommes assez grosses.
— Allons, Sarah, je…
Il s’aperçut aussitôt de son lapsus et il se sentit rougir. Lenore hocha la tête d’un air entendu, comme si cela venait de confirmer une vaste conspiration.
— Tu viens juste de m’appeler Sarah.
— Ah, je suis désolé. Je n’ai pas…
— Elle est toujours là, n’est-ce pas ? Toujours entre nous. Et elle sera toujours là. Même quand elle sera…
Lenore s’arrêta, en se rendant peut-être compte qu’elle était sur le point d’aller trop loin. Mais Don enchaîna sur ce qu’elle voulait exprimer.
— Oui, elle sera là, même après… même après sa disparition. C’est une réalité que nous devons regarder en face. (Il réfléchit un instant.) De toute façon, je n’y peux rien si j’ai vécu plus longtemps que…
— Que quatre-vingt-dix-sept pour cent de la population mondiale, conclut Lenore.
Il ne dit plus rien pendant un instant, le temps de se demander si c’était bien exact. Il sentit son estomac se crisper en se rendant compte que c’était certainement vrai.
— Mais tu ne peux pas me demander de nier cette réalité, ni tout ce que j’ai appris, reprit-il. Tu ne peux pas me demander d’oublier mon passé.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Tout ce que je veux…
— Quoi ? Que je garde tout ça pour moi ?
— Non, non. Mais simplement, tu sais… de ne pas en parler tout le temps. C’est dur pour moi, tu comprends. Ah, bon sang, comment était le monde quand tu es né ? Pas d’ordinateurs chez soi, pas de nanotech, pas de robots, pas de télévision, pas de…
— Si, on avait la télé, protesta Don.
Bon, d’accord, elle n’était pas en couleur…
— O.K., très bien. Mais tu as vécu la guerre en Irak. Il y avait encore une Union soviétique. Tu as vu des gens marcher sur la Lune. Tu as vu la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et aux États-Unis. Tu as traversé la période du Mois de Terreur. Tu étais de ce monde quand on a détecté le premier signal extraterrestre. (Elle secoua la tête.) Ta vie ressemble pratiquement à mon manuel d’Histoire.
Il s’apprêtait à rétorquer : « Eh bien, alors, tu devrais m’écouter quand je t’explique ce que j’ai appris. » Mais il réussit à empêcher les mots de sortir de sa bouche.
— Ce n’est pas ma faute si je suis vieux, dit-il.
— Je le sais bien ! répondit-elle sèchement. (Puis elle répéta ces mots, mais plus doucement cette fois.) Je le sais bien. Mais bon, est-ce que tu as vraiment besoin d’en rajouter ?
Don était maintenant debout, appuyé contre l’évier.
— Ce n’est pas ce que je cherche à faire. Mais tu crois que c’est un drame de perdre quelques dollars d’intérêts, et…
— Ce n’est pas un drame , fit Lenore qui semblait exaspérée. Mais ça me rend la vie dure, et… (Elle dut remarquer qu’il secouait légèrement la tête.) Oui, quoi ?
— Non, rien.
— Mais si, dis-moi.
— Tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir la vie dure , dit-il. Enterrer un parent, ça, c’est dur. Avoir son conjoint qui lutte contre le cancer, c’est dur. Se faire voler une promotion méritée à cause d’intrigues de bureau, c’est dur. Devoir tout à coup dépenser 20 000 dollars qu’on n’a pas pour faire refaire le toit, c’est dur.
— En fait, dit-elle d’un air pincé, j’ai une petite idée de ce que c’est. Ma mère est morte dans un accident de voiture quand j’avais dix-huit ans.
Don resta sans voix. Il avait évité de lui poser des questions sur ses parents, sans doute parce qu’il avait un peu trop l’impression de les remplacer quand il était avec elle.
— Je n’ai jamais connu mon père, poursuivit-elle, et c’est donc moi qui ai dû m’occuper de mon frère Cole. Il avait treize ans, à l’époque. C’est pour ça que je suis obligée de travailler maintenant, tu vois. Je bénéficie d’une bourse suffisante pour couvrir mes dépenses courantes, mais j’en suis encore à devoir rembourser les dettes que j’ai contractées pour nous faire vivre, Cole et moi.
— Je, hem…
— Tu es désolé. Tout le monde est désolé.
— Mais, il n’y avait pas, heu… une assurance-vie ?
— Maman n’en avait pas les moyens.
— Ah… Hmm… Et comment t’es-tu débrouillée ?
Elle haussa les épaules.
— Disons simplement que j’ai de bonnes raisons de m’impliquer dans les banques alimentaires.
Il se sentait embarrassé et contrit, et il ne savait pas quoi dire. Et pourtant, cela expliquait pourquoi elle semblait tellement plus mûre que les jeunes de son âge. Quand il avait eu vingt-cinq ans, il vivait encore confortablement chez ses parents, mais Lenore, elle, devait déjà se débrouiller seule depuis sept ans, et avait passé une partie de ce temps à élever un adolescent.
— Où est Cole, maintenant ? demanda-t-il.
— Il est à Vancouver. Il a emménagé avec sa copine juste avant que je vienne ici pour faire ma maîtrise.
— Ah.
— Je suis cool sur des tas de choses, dit-elle, tu le sais bien. Mais quand c’est quelqu’un qui me prend mon argent… quand on en a eu si peu, on…
Elle haussa légèrement les épaules.
Don la regarda un instant.
— Je… je ne m’étais pas rendu compte que j’étais condescendant à cause de mon âge, dit-il enfin très doucement. Mais maintenant que tu me l’as fait remarquer, je vais essayer de… (Il hésita, car il savait que quand il était très ému, son vocabulaire avait tendance à être un peu précieux. Mais ne trouvant pas d’autre mot, il conclut :) D’être plus vigilant.
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