Quand ils se garèrent dans l’allée du garage de la maison – une grande maison qui recouvrait presque entièrement sa parcelle de terrain – Don descendit lestement de la voiture et en fit rapidement le tour pour aider Sarah à sortir. Il la tint par le coude pour la guider dans l’allée, en laissant Gunter au volant à contempler paisiblement un carré de gazon. Carl était déjà là avec sa bande, mais il avait garé sa voiture dans la rue pour laisser la meilleure place à ses parents.
Bien que les biométriques des enfants aient été programmés dans la maison de Don et Sarah, l’inverse n’était pas vrai et Don pressa donc le bouton de sonnette. Emily apparut aussitôt en les regardant avec une certaine inquiétude, puis elle les fit entrer rapidement en jetant un coup d’œil furtif dans la rue, comme si elle craignait que ses voisins n’aient vu le spectacle de sa vieille mère au bras d’un beau jeune homme inconnu.
Don essaya de ne plus y penser, et réussit à dire d’une voix aussi chaleureuse que possible :
— Bon anniversaire, Emily !
Sarah serra sa fille dans ses bras, comme elle le faisait chaque année, puis elle lui dit en souriant :
— Je me rappelle exactement où j’étais quand tu es née.
— Hello, fit Emily.
Don s’attendait à ce qu’elle ajoute « Maman et Papa » à son salut. Le ton un peu plus haut sur la seconde syllabe le laissait espérer. Mais elle ne pouvait pas dire le premier mot sans être obligée de dire l’autre – et il n’avait entendu aucun de ses deux enfants l’appeler « Papa » depuis le rollback.
Cette maison, comme celle de Sarah et Don, avait un escalier qui partait de l’entrée. Emily prit la canne de sa mère et l’aida à gravir les marches. Don les suivit.
— Mamy ! s’écria Cassie qui portait une robe rose à fleurs, et dont les cheveux blonds étaient nattés avec des rubans assortis.
Elle se précipita vers sa grand-mère, et Sarah se baissa autant qu’elle le pouvait pour l’embrasser. Quand elle relâcha Cassie, la fillette regarda Don sans donner du tout l’impression de le reconnaître.
Carl se pencha et souleva sa fille qu’il logea dans le creux de ses bras, la tenant comme on le fait avec un enfant dans un musée pour lui montrer un tableau.
— Cassie, dit Carl, c’est ton grand-père.
Don vit la petite fille froncer les sourcils. Un bras passé autour du cou de son père, elle se pencha vers Don.
— Papy Marcynuk ? dit-elle d’un air très hésitant.
Don eut un serrement de cœur. Gus Marcynuk était le grand-père maternel de Cassie. Il habitait Winnipeg, et cela faisait des années qu’il n’était pas venu à Toronto.
— Non, ma chérie, dit Carl. C’est Papy Halifax.
Cassie fronça encore plus les sourcils et se tourna vers son papa comme pour lire sur son visage s’il n’était pas en train de lui faire une blague. Mais Carl avait l’air très sérieux.
— Non, c’est pas vrai, dit-elle en secouant la tête et faisant voler ses nattes. Papy Halifax est vieux .
Don s’efforça de sourire.
— Si, ma poupée, c’est vrai, c’est bien moi.
Elle pencha la tête. Bien que la voix de Don eût un peu changé, elle devait quand même la reconnaître.
— Qu’est-ce qui est arrivé à tes rides ?
— Elles sont parties.
Cassie leva au ciel ses yeux bleus pour lui faire comprendre qu’il énonçait une évidence. Il poursuivit :
— Il existe un processus… (Il s’arrêta aussitôt. « Processus », « procédé », « technique », « traitement », tous ces mots qu’il aurait utilisés pour en parler à un adulte passaient largement au-dessus de la tête d’une petite fille de quatre ans.) Je suis allé voir un docteur, dit-il, et il m’a fait redevenir jeune.
Cassie ouvrit de grands yeux.
— Ils savent faire ça ?
Il haussa légèrement les épaules.
— Ouaip.
Cassie regarda Sarah, puis se tourna de nouveau vers Don.
— Et Mamy ? dit-elle. Elle va redevenir jeune, elle aussi ?
Don ouvrit la bouche pour répondre, mais Sarah le devança.
— Non, ma chérie.
— Pourquoi pas ? Tu aimes bien avoir toutes ces rides ?
— Cassie ! fit Carl.
Mais Sarah ne se vexa pas.
— J’ai largement mérité chacune d’elles, dit-elle. (Voyant l’expression étonnée de Cassie, elle reprit :) Non, ma chérie, je n’aime pas toutes ces rides. Mais le procédé qui a marché pour ton grand-père n’a pas eu d’effet sur moi.
Don vit Cassie hocher la tête. Il avait peut-être sous-estimé les capacités de compréhension d’un petit enfant.
— C’est triste, dit-elle.
Sarah acquiesça d’un hochement de tête.
Cassie reporta son attention sur son père.
— Papy a l’air plus jeune que toi, dit-elle. (Carl fit la grimace.) Quand je serai vieille, est-ce qu’ils pourront me faire redevenir jeune ?
À son expression, Don vit que son fils s’apprêtait à répondre par la négative, mais ce n’était pas la bonne réponse.
— Oui, dit-il à Cassie. Ils sauront le faire.
D’ici à ce que sa petite-fille en ait besoin, le processus serait devenu banal et bon marché, et Don était heureux rien qu’à cette idée.
Carl semblait avoir atteint la limite de ses forces pour tenir Cassie. Il se baissa et la reposa sur le plancher. Mais Don s’accroupit, le dos tourné vers elle. Il lui lança par-dessus son épaule :
— Ça te plairait de jouer au cheval ?
Cassie grimpa sur son dos et il se redressa. Il se mit à galoper à travers la pièce tandis que Cassie s’agrippait à son cou, et les éclats de rire de sa petite-fille étaient doux à ses oreilles. Là, au moins, pendant quelques minutes, il fut réellement heureux d’avoir accepté ce rollback.
— Hé, Lennie, pourquoi tu fais cette tête ?
Lenore était en train de remplir les salières et les poivriers. Elle leva les yeux et vit Gabby qui la regardait, les mains sur les hanches.
— Hmm ? fit-elle.
— Tu n’as pas desserré les dents de toute la soirée. Qu’est-ce qui t’arrive ?
C’était le soir de la semaine où Lenore et Gabby faisaient le service ensemble au Duke of York .
— J’ai rompu avec Don l’autre jour.
— Pour quelle raison ? demanda Gaby.
Lenore réfléchit un instant pour trouver la meilleure réponse acceptable.
— Pour commencer, il est marié.
— Le salopard…
— Ouais. Mais tu sais, il a… heu, il a des circonstances atténuantes.
— Il est séparé ?
— Non, non, il vit encore avec elle, mais…
— Mais sa femme ne le comprend pas et tout, hein, c’est ça ?
Lenore eut un petit sourire.
— Oui, quelque chose de ce genre.
— Ma fille, celle-là, je l’ai entendue des millions de fois. Tu te porteras beaucoup mieux sans lui.
— Ouais, mais…
— Mais quoi ?
— Il me manque.
— Pourquoi ? C’était un bon coup ?
— En fait, oui. Mais ce n’est pas seulement…
— Quoi ?
— Il est tendre .
— Moi, j’aime plutôt quand c’est un peu rude, dit Gabby avec un petit sourire polisson.
— Non, non. Je veux dire, dans la vie. Il est tendre. Il est gentil et attentionné.
— Sauf avec sa femme.
Lenore fit la grimace. Mais elle se souvint de la fois où Don avait dîné ici, et comment il avait défendu le professeur Halifax quand Makoto l’avait attaquée.
— Non, à sa façon, il est très bon avec elle, je crois. Et elle, elle est adorable.
— Tu connais sa femme ?
Elle hocha la tête.
— Un peu.
— Ici la Terre ! J’appelle Lenore ! Allez, réveille-toi, fillette !
— Je sais, je sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à lui.
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