Tout cela était trop compliqué pour elle, dans son état actuel. Ce fut un soulagement quand une surveillante la ramena dans sa chambre. Elle mangea, fit une longue sieste, et quand Naroïne vint la voir, un peu plus tard, elle se sentait presque en mesure de fournir un effort de réflexion minimal.
L’ex-boscotte lui tendit une pile de minces livres reliés.
— Le commodore des Pinnipèdes nous les a fait apporter avant notre départ, pour toi, quand tu irais mieux.
Maïa la regarda. Sans aller jusqu’à dire qu’elle s’exprimait avec distinction, elle ne parlait plus avec la rugosité qu’elle affectait en mer. Maïa passa la main sur le livre du dessus et l’ouvrit. Elle vit aussitôt de quoi il s’agissait.
« Le jeu de la Vie. À quoi bon ? »
Pourtant, l’odeur, le toucher des minces pages de papier toilé étaient voluptueux. L’ouvrage était illustré d’innombrables figures qui titillèrent sa conscience.
— Je me suis souvent dit que pour certains hommes, ça devait être comme une drogue. C’est l’effet que ça te fait ? demanda Naroïne avec un intérêt sincère, respectueux.
Maïa mit quelques secondes à répondre.
— C’est magnifique.
Elle avait la gorge trop nouée pour ajouter un mot de plus.
— Mouais. Avec tout le temps que j’ai passé parmi eux, on pourrait croire que je m’y serais mise, moi aussi. Eh ben, non. J’aime bien les hommes. Je m’entends bien avec eux. Mais les goûts et les couleurs, ça se discute pas, hein ? Enfin… Mon passé de navigatrice me donnait une bonne couverture pour embarquer sur le Wotan, où je t’ai rencontrée, fit-elle en s’asseyant au bord du lit de Maïa. Il faisait du cabotage le long de la côte ; ça me permettait de fouiner un peu partout.
— Pour retrouver un étranger disparu ?
— Lysos, non ! s’esclaffa-t-elle. Il avait déjà été enlevé à l’époque, mais ce n’était pas le problème de mon clan.
— La poudre bleue ! s’exclama Maïa en songeant à l’intérêt que Naroïne avait porté aux événements de Lanargh.
— C’est ça. Toutes les deux ou trois générations, des groupes s’amusent à fourguer cette came le long de la côte. On gagne un joli paquet en mettant fin au trafic.
Évidemment. Ce qui avait paru urgent à une var comme elle l’était évidemment moins pour les patientes ruches stratoïnes.
— Cette poudre serait donc sur le marché depuis longtemps. Laissez-moi deviner… Chaque fois qu’elle réapparaît, elle cause un peu moins de désordre que la fois précédente.
— Exact. Après tout, les amorces d’hiver n’ont pas d’effets génétiques. Les mâles qui réagissent le moins à la drogue ont simplement plus de chances de rester calmes et de transmettre ce caractère à leurs enfants d’été. Chaque résurgence est moins forte que la précédente, donc plus facile à réprimer.
— Alors, pourquoi cette poudre est-elle illégale ?
— Elle provoque des accidents et de la violence en période de calme. Elle donne un avantage injuste aux clans riches sur les pauvres. Et puis, elle a été créée dans un but particulier.
— Il peut… parfois être utile d’avoir des hommes…, fit Maïa en battant des paupières.
— … qui pètent le feu, même quand la saison du givre bat son plein. T’as pigé.
— L’Ennemi. On s’est servi de ce truc pendant la Défense.
— C’est ce que je crois aussi. Lysos respectait Maman Nature. Écarter un caractère, c’est une chose, mais s’en débarrasser… Mieux vaut le ranger dans un tiroir d’où on pourra le retirer si nécessaire.
« Les dirigeantes du Conseil ont dû inonder Stratos de cette poudre pendant la bataille contre l’Ennemi », se dit Maïa.
Faisant de tous les hommes des guerriers, complétant les dons et la stratégie des femmes par une furie sans égale dans l’univers, décuplant la puissance de la colonie…
« Seulement, qu’est-ce qui s’est passé après la victoire ? »
Les hommes de bien avaient dû renoncer à la poudre de leur plein gré. Ou au moins garder la tête froide. Mais il y a toutes sortes d’hommes. On voyait très bien comment les Rois avaient pu tenter leur putsch dans la confusion suivant la guerre, avec des drogues comme celle de Tizbé à portée de main. « Mais était-ce une raison pour trahir les Gardiens de Botjelli ? »
Le Conseil ne faisait rien sans raison, Maïa le savait.
— Je suppose que votre mission avait changé, lors de notre seconde rencontre, fit-elle pour inciter Naroïne à poursuivre.
— J’avais entendu des trucs bizarres, reprit celle-ci. Des mercenaires à qui on faisait des offres de service, plus bas sur la côte. Des rades qui se regroupaient du côté de cap Grange. Alors j’ai cherché un boulot dans le secteur.
— Vous ne soupçonniez pas Baltha…, risqua Maïa.
— D’être passée dans le camp des pirates ? Eh non. En y repensant, j’aurais pu m’en douter, mais crois-en mon expérience, gamine, ça sert à rien de se reprocher des choses qu’on pouvait pas empêcher, du moment qu’on a fait ce qu’on pouvait.
Maïa pinça les lèvres. C’était exactement ce qu’elle se répétait, mais à en juger par l’expression de Naroïne, ça ne devenait pas beaucoup plus facile à croire avec l’âge.
Elle apprit ce soir-là qui avait survécu et qui était mort.
Etaient morts Thalla, le capitaine Poulandres, Baltha, Kau, la plupart des rades, des pirates et des hommes du Manitou, y compris le navigateur qui les avait aidées, Leie et elle, à élucider l’aveuglant mystère du mur cosmique. C’était une véritable hécatombe. Même Naroïne, qui en avait vu de toutes les couleurs, était impressionnée par le nombre des victimes. « C’est à ça que ressemble la guerre ? » se demanda Maïa. Pour la première fois, elle comprenait ce qui avait pu pousser les Fondatrices à des choix aussi draconiens. Elle était pourtant résolue à empêcher les militantes perkinistes de s’emparer de cette histoire, à faire en sorte que la vérité soit connue de tous. Poulandres et ses hommes n’avaient pas été pris de folie meurtrière. Ils avaient été contraints de se battre.
Et alors ? Il s’en trouverait sûrement pour désigner Renna comme le porteur du fléau, pour l’accuser d’avoir, par sa simple présence, réveillé les pires instincts des Stratoïns. Maïa savait que ça revenait à faire porter le chapeau à la victime. Mais on pouvait très bien présenter l’histoire sous cet angle.
Après le dîner, Hullin la poussa sur le pont-promenade et Maïa rencontra Kiel à nouveau. Elle la vit cette fois sans le voile du ressentiment. La rade avait tout perdu, ses plus proches amies, sa liberté, l’espoir de voir triompher sa cause. Du coup, Maïa se montra plus compatissante. Elle lui tendit la main dans un geste de consolation et de pardon. L’énergique, l’indomptable Kiel en fut si émue qu’elle éclata en sanglots.
Plus tard, l’horizon se mit à scintiller, à l’ouest. Maïa compta cinq, six… dix balises dont les éclairs illuminaient l’océan à des kilomètres à la ronde. Se rappelant les cartes qu’elle avait étudiées, elle reconnut les cadences et les couleurs des célèbres sanctuaires-phares de la côte Méchante, et leurs noms lui revinrent : Conway, Ulam, Turing, Gardinier… Et loin derrière la balise de Plisson, une poussière de diamant qui était Ursulaborg dans sa splendeur nocturne.
On l’emmena dans un Temple. Pas le grandiose édifice de marbre qui dominait la cité, au nord, mais une modeste retraite tapie au milieu d’un hectare de bois dûment clôturé, à plusieurs kilomètres de l’industrieuse métropole. L’atmosphère rurale était une illusion minutieusement entretenue par les clans, petits mais prospères, du voisinage. Des ruisseaux couraient entre les jardins, les meules de paille, les moulins à vent et les petits ateliers. C’était un endroit où des générations de filles pourraient jouer, grandir et vaquer tranquillement à leurs occupations, confiantes en un avenir où le changement n’interviendrait au pire qu’avec lenteur.
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