À Benjamin Franklin, génie pervers, et à Lysistrata qui fit un effort.
PRÉLUDE
Le dégel de l’an treize
Des vents glacés soufflaient toujours. Tombaient des neiges poussiéreuses. Mais l’antique immensité des flots prenait son temps.
Six mille fois la Terre avait pivoté sur son axe depuis que s’étaient épanouies les fleurs de flamme et qu’étaient mortes les cités. Maintenant, après seize cycles du soleil au travers des saisons, de noirs rouleaux de fumée ne montaient plus des forêts en feu pour rendre le jour indistinct de la nuit.
Six mille couchers de soleil s’étaient embrasés puis éteints… bariolés d’orange dans la gloire des poussières suspendues… chaque fois surplombés d’entonnoirs surchauffés qui aspiraient jusque dans la stratosphère des particules de roche et de terre arrachées au sol. L’atmosphère obscurcie laissait moins passer les rayons solaires… et elle se refroidissait.
Ce qui avait provoqué cet état de choses n’importait plus guère… gigantesque météore, énorme volcan ou guerre nucléaire. Températures et pressions s’étaient retrouvées en déséquilibre et soufflaient de grands vents.
Sur tout le septentrion du monde tombaient des neiges encrassées qu’en certains lieux l’été même ne parvenait à vaincre.
Intemporel et opiniâtre, peu enclin à changer, l’océan seul avait vraiment de l’importance. Des ciels noirs se succédaient. Les vents poussaient les hordes fauves et grondantes des couchers de soleil. Par endroits, la glace gagnait du terrain et le niveau baissait dans les mers les moins profondes.
Mais seul importait le vote de l’océan… et il n’avait pas encore pris part au débat.
La terre tournait. Des hommes s’y battaient toujours, çà et là.
Et l’océan poussa un soupir d’hiver.
Dans la poussière et dans le sang – avec l’âcre senteur de la terreur dans ses narines – un homme peut avoir d’étranges visions. Après une moitié d’existence humaine passée dans un univers sauvage – l’essentiel à lutter pour simplement survivre – Gordon continuait de trouver bizarre la façon dont d’obscurs souvenirs pouvaient brutalement resurgir au beau milieu d’un combat désespéré.
Pantelant, dans un fourré desséché – tandis qu’il s’efforçait en rampant de gagner un abri sûr – il fit soudain l’expérience d’un flash-back aussi net dans ses détails que les cailloux poussiéreux qu’il avait sous le nez. C’était un rappel de pur contraste, celui d’un après-midi pluvieux dans la chaleur et la sécurité d’une bibliothèque universitaire, celui d’un monde perdu, révolu, rempli de livres, de musique et d’insouciantes divagations philosophiques.
Des mots sur une page.
Tout en traînant son corps au travers d’un inextricable barrage formé par des fougères, il lui était presque possible de distinguer les caractères… noir sur blanc. Et, bien que le nom de l’obscur auteur de ces lignes s’obstinât à lui échapper, celles-ci lui revinrent en mémoire avec une stupéfiante précision.
« En deçà de la mort même, il n’est rien qui soit une défaite totale… Jamais ne survient désastre dévastateur si grand que, de ses cendres, une personne déterminée ne puisse tirer quelque chose… en risquant tout ce qu’elle a eu la chance de garder…
« Rien au monde n’est plus redoutable qu’un homme désespéré. »
Gordon aurait bien aimé que cet écrivain – depuis longtemps dans la tombe – fût ici même, à ses côtés, pour partager sa fâcheuse posture. Il se demandait quelle sorte d’aura polyannique le type aurait pu trouver dans cette catastrophe.
Couvert d’égratignures récoltées lors de son plongeon précipité dans l’épaisseur des taillis, il rampait le plus silencieusement possible, obligé parfois de se figer dans une immobilité absolue, de fermer les yeux et de crisper les paupières lorsque la poussière en suspension menaçait de le faire éternuer. C’était une progression lente, pénible, et il n’était même pas sûr de l’endroit où elle le menait.
Quelques minutes auparavant, il s’était trouvé dans les meilleures conditions de confort qu’un voyageur solitaire pût espérer par ces temps et avec un équipement correct. À présent, il en était réduit au strict minimum d’une chemise déchirée, d’un jean usé jusqu’à la corde et d’une paire de mocassins… et ces maigres biens étaient en passe d’être proprement déchiquetés par les ronces.
Chaque nouvelle épine plantée dans ses bras ou son dos était un nouveau point dans le tissu de douleur qu’il endurait ; mais, dans cet horrible maquis calciné, qu’y avait-il d’autre à faire que de continuer à ramper et de prier le ciel pour qu’à force de détours il ne fût pas ramené vers ses agresseurs… vers ceux qui, en fait, l’avaient déjà tué.
Au bout du compte, alors qu’il en était venu à penser que cette végétation d’enfer recouvrait désormais toute la terre, une trouée apparut droit devant, une étroite crevasse qui fendait les broussailles et laissait voir une pente d’éboulis. Gordon s’extirpa enfin des épineux, se renversa sur le dos et contempla le ciel brouillé, s’abandonnant à la joie toute simple de laisser pénétrer dans ses poumons un air qui ne fût pas vicié par les torrides émanations de la pourriture sèche.
Bravo l’Oregon , songea-t-il, amer. Quand je pense que j’ai trouvé l’Idaho atroce.
Il leva un bras et tenta d’essuyer la poussière qu’il avait dans les yeux.
Ou peut-être est-ce simplement que je deviens trop vieux pour ce genre de truc ?
Après tout, il avait maintenant passé la trentaine et se trouvait au-delà de l’espérance de vie moyenne d’un nomade d’après l’holocauste.
Oh, seigneur, ce que j’aimerais rentrer chez moi !
Ce n’était pas à Minneapolis qu’il pensait. La prairie, à l’heure actuelle, était toujours un enfer, et il avait lutté plus d’une décennie pour s’en échapper. Non, chez soi signifiait autre chose et davantage que n’importe quel lieu pour Gordon.
Un hamburger, un bain chaud, de la musique, Merthiolate…
… une bière sortant du frigo…
Alors que sa respiration laborieuse reprenait un rythme normal, d’autres sons vinrent occuper le premier plan… le vacarme sinistrement net d’un joyeux pillage. Il montait d’une centaine de pieds plus bas sur le même versant. Dans des rires et des exclamations ravies, les voleurs éventraient son sac et passaient en revue ses affaires.
… et une poignée de flics sympa dans le voisinage… poursuivit Gordon, s’obstinant à inventorier les charmes d’un monde depuis longtemps disparu.
Les bandits étaient tombés sur lui par surprise alors qu’il dégustait une infusion de sureau près du feu de camp allumé par ses soins en fin d’après-midi. Dès l’instant où il les avait vus s’engouffrer dans le sentier et foncer droit sur lui, il n’avait pas douté que ces hommes au visage rouge le tueraient sans l’ombre d’une hésitation.
Il ne les avait donc pas attendus pour décider quoi faire. Le thé brûlant avait jailli de la tasse dans les yeux du premier brigand barbu, tandis que Gordon plongeait dans le fourré le plus proche. Deux coups de feu l’y avaient suivi, puis rien d’autre. Les voleurs n’avaient probablement pas jugé sa carcasse aussi précieuse qu’une balle irremplaçable. De toute façon, ils feraient main basse sur la totalité de ses biens.
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