« Ces mots devaient avoir un sens », se dit Maïa alors qu’ils lui entraient par les oreilles et trouvaient une résonance en elle. Quelque part, un écrasant fardeau d’angoisse se mua en soulagement. Mais l’émotion était trop forte. Le sommeil s’empara d’elle, et c’est à peine si elle entendit la suite.
— Y en a pas beaucoup dans c’cas, malheureusement.
Les yeux de Maïa demeurèrent clos et le monde resta dans le noir pendant une longue période de calme.
Une femme était penchée sur elle et lui tâtait doucement le crâne. Il y eut de petits déclics, et Maïa se recroquevilla sous la houle de sensations qui l’assaillaient.
— Alors, comment ça va ? demanda la femme de ce ton compétent qu’ont les doctoresses.
— Je… ça va.
— Bien. Jetons un coup d’œil à notre ouvrage.
Elle releva la blouse de Maïa, dévoilant une surface de peau violacée et des sutures livides qu’elle observa avec un calme intérêt. La doctoresse fit claquer sa langue, émit quelques bruits apaisants, peu compromettants, et repartit.
Maïa entendit le clapotis de l’eau sur une coque laminaire et vit qu’une grande femme d’allure martiale, portant l’uniforme d’une milice du continent, montait la garde à sa porte, devant une série de panneaux solaires. L’allure imperturbable du navire indiquait à la fois qu’il faisait beau dehors et le degré de technologie qui avait présidé à sa construction. C’était un bâtiment destiné au gratin de Stratos.
« Mais celui qu’il était venu chercher avait trouvé son propre véhicule, et presque réussi à s’enfuir. »
La blessure était encore trop fraîche. Et ce qui faisait le plus mal dans l’image qui s’était gravée en elle comme au fer rouge, c’était l’extraordinaire beauté de l’explosion. Un feu d’artifice multicolore sur fond de ciel bleu. Ça n’avait pas le droit d’être si beau ! Des larmes lui brûlèrent les yeux et coulèrent silencieusement sur ses joues.
Ses derniers instants de conscience n’avaient pas plus de substance qu’un rêve. Avait-elle vraiment vu Naroïne ? Elle avait parlé d’une lettre… Sur sa table de chevet, Maïa vit un pli cacheté à la cire. Elle tendit maladroitement la main pour la prendre, paya cet effort d’un reflux de la douleur, mais elle lut son nom griffonné sur le papier.
« Un mot de Brod et de Leie », se rappela-t-elle avec un soulagement terne, abstrait. Deux personnes qu’elle aimait étaient en vie. Ça atténuait un peu la tristesse et le sentiment d’injustice ancrés en elle et prêts à émerger dès que diminuerait la dose d’analgésique que la sangsue agone instillait en elle.
Elle n’y voyait pas encore assez pour lire, aussi se contentait-elle de caresser le message lorsque Naroïne reparut.
— Ah, t’es d’nouveau parmi nous ! T’as loupé le p’tit déj. Prête à r’faire une tentative ?
Elle disparut sans attendre la réponse. « Je ne l’avais donc pas imaginée », se dit Maïa, en commençant à s’interroger. Pourquoi était-elle ici ? Et d’abord, où était-ce, ici ? Et pourquoi jouait-elle à la garde-malade avec une estivienne de rien du tout ? Elle avait sûrement plus urgent à faire, non ?
« Sauf que… j’ai violé tant de Lois, vu tellement d’endroits et de choses que je n’aurais pas dû voir et dont le Conseil ne veut pas que le public soit informé…»
On frappa à nouveau. La porte s’ouvrit cette fois devant une jeune fille portant un plateau. Maïa écarquilla les yeux.
— Où dois-je poser ça, Madame ? demanda la nouvelle venue.
Sa voix était plus douce et un peu plus haute, mais à part cela identique à la dernière que Maïa avait entendue. Son visage était une version plus jeune du dernier qu’elle avait vu.
— Des clones…, murmura-t-elle. Un clan policier ?
La jeune fille était un peu plus jeune que Maïa. Une cinq-ans d’hiver… Pourtant, son sourire avait un peu de l’assurance nonchalante de Naroïne. Elle posa le plateau au bord du lit et aida Maïa à s’adosser à ses oreillers.
— De détectives, rectifia-t-elle. Indépendantes, et spécialisées dans le travail sur le terrain en solitaire. Nous ne nous montrons jamais ensemble hors de la citadelle, mais on m’a envoyée en urgence dès réception du blip de Naroïne.
Ça alors… Elle parlait comme dans les grands clans, elle n’avait aucune des cicatrices de Naroïne, mais dans ses yeux brillait la même lueur. Ce devait être une sacrée famille.
— Si vous renoncez à votre couverture, c’est que vous ne pensez pas que je constitue une menace pour vous, risqua Maïa.
— Non, Madame. On m’a dit de vous parler franchement.
« Ben voyons. Comment pourrais-je leur nuire ? » Maïa faisait confiance à Naroïne pour tirer des ficelles afin que sa prochaine cage fût la plus agréable qu’elle eût jamais occupée. De là à la laisser se balader sur Stratos et crier sur tous les toits ce qu’elle savait…
La cinq-ans déplia les pieds du plateau, le plaça devant elle et souleva le couvercle. Il n’y avait pas de crêpes, mais un bol de bouillie, plus approprié sur le plan médical. Le parfum qui en montait était si violent que Maïa faillit s’évanouir. Elle saisit le gobelet de jus d’orange entre ses mains tremblantes. Il avait un goût de paradis.
— Je suis dehors, dit la jeune hivernienne. Appelez-moi si vous voulez quelque chose.
Maïa répondit d’un grognement. S’appliquant à contrôler ses tremblements, elle porta une cuillerée de bouillie à sa bouche. Tandis que son corps frissonnait des Plaisirs animaux du goût et de se rassasier, une partie de son esprit gardait ses distances et réfléchissait. « J’aurais dû m’en douter. Naroïne était foutument trop compétente pour n’être qu’une var. »
Tôt ou tard, elle serait bien obligée de faire la liste de tout ce qu’elle avait perdu et du peu qu’elle avait gagné, mais le plus tard serait le mieux. À chaque jour suffisait sa peine, et elle n’avait pas encore les idées assez claires.
Elle mourait de faim, mais elle ne put avaler plus de la moitié de son repas tant elle était épuisée. Elle n’avait plus regardé une seule fois sa lettre, mais elle restait en contact physique avec elle, comme une noyée accrochée à une planche.
Quand elle se réveilla, il faisait nuit. La pâle lumière de sa lampe de chevet dispersa des bribes de rêves. Elle était en sueur et en même temps elle avait la chair de poule. Ses pensées, un instant concentrées et cohérentes, se dispersaient un moment plus tard telles des feuilles au vent.
Par association d’idées, elle songea au vieux Bennett qui ratissait les feuilles à la citadelle de Lamatie. « Qu’aurait-il pensé de tout ce que j’ai vu ? » Il n’était probablement plus de ce monde. Ça valait peut-être mieux, Maïa ayant involontairement livré aux ultraréactionnaires de l’Église et du Conseil ses derniers vestiges d’espoir, le rêve secret que les hommes se transmettaient de génération en génération, comme s’ils pouvaient jamais connaître la pérennité des clones…
Renna, Bennett, Leie, Brod, les rades, les hommes du Manitou… Et la liste de ceux qu’elle avait trahis n’était pas close. « Arrête, se dit-elle. Les cartes étaient truquées. Ne te reproche pas des choses auxquelles tu ne pouvais rien. » Mais autant ordonner aux vents et aux vagues de se figer. Elle ne pouvait se débarrasser de cette culpabilité diffuse.
Maïa s’aperçut qu’elle tenait toujours la lettre. Des fragments de cire rouge parsemaient ses draps. Elle approcha le papier de la lumière et déchiffra une écriture fine et fluide.
« Chère Maïa,
J’aimerais être près de toi, mais il paraît qu’on a besoin de nous ici. Je cornaque une bande de grosses légumes dans le Centre de Défense. À voir la tête qu’elles font, je déduis que beaucoup de Mères, à Caria, et pas des moindres, ignoraient tout ce qui se passait ici. Leie n’a pas une minute à elle…»
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