Un grondement monta du sol. Les cris se rapprochèrent, dans le couloir. L’estrade se mit à vibrer. Maïa et Leie en descendirent précipitamment. La lourde pierre s’écarta en grinçant, car le mécanisme n’avait pas dû servir depuis des lustres. Un flot de lumière monta de l’ouverture, accompagné d’un courant d’air frais. Au même moment, dans leur dos, des silhouettes masquées commencèrent à descendre en titubant entre les gradins, les hommes valides soutenant les blessés.
— Par ici ! cria Leie.
Les marins s’engouffrèrent pêle-mêle dans l’escalier qui venait d’apparaître providentiellement sous l’estrade. Maïa les regarda faire, prise de doute.
« Qu’ai-je fait ? »
Une arrière-garde de cinq ou six hommes se battait contre des silhouettes plus petites mais deux fois plus nombreuses, et qui maniaient efficacement leurs piques treppes. Un coup de feu retentit. Un des hommes tomba en se tenant le ventre.
— Viens, Maïa ! hurla Leie en la poussant dans le trou.
Des cris furieux s’élevèrent. Trois pirates sautèrent par-dessus les gradins et se précipitèrent vers les fuyards. L’une d’elles trébucha et s’étala, puis Maïa fut trop occupée à négocier les marches pour regarder derrière elle. En bas, un homme lui prit le bras, l’empêchant de se retourner.
« Tout va bien, Leie était juste derrière moi », se dit Maïa en suivant les hommes le long d’une galerie au plafond bas, lumineux, qui résonnait du bruit de leur course. Ils arrivèrent enfin à une double porte en métal. Les hommes prirent ce qui leur tombait sous la main pour bloquer l’un des vantaux. Dès que Maïa fut passée, ils refermèrent le second.
— Attendez ! cria-t-elle. Ma sœur !
Malgré ses cris et ses coups, ils terminèrent leur tâche. Le médecin lui prit le visage entre ses mains et lui répéta :
— Y avait qu’des pirates derrière toi, p’tite. Rien qu’des pirates !
Comme pour confirmer ses dires, les portes se mirent à résonner des coups qu’on leur assenait de l’autre côté.
— Continuez ! beugla un homme à la peau sombre, couvert de sang, arc-bouté contre le panneau. Foutez le camp d’ici !
Maïa reconnut son compagnon de recherches, le navigateur.
— Mais…, dit-elle d’un ton plaintif, avant d’être enlevée par un énorme marin qui repartit en courant, laissant à chacun de ses pas des taches écarlates sur le sol de pierre.
La suite ne fut qu’une succession brumeuse de secousses, de virages en épingle à cheveux et de brusques volte-face. Malgré sa douleur, sa peur et son chagrin, elle retrouva une sensation réconfortante qu’elle n’avait pas éprouvée depuis sa plus tendre enfance – celle d’être prise en charge par quelqu’un de plus fort et plus grand qu’elle – et s’y abandonna. Dans cette course frénétique, le désespoir la rattrapa, et elle pleura sur sa sœur, sur ces courageux marins et sur elle-même.
Le passage semblait n’avoir pas de fin. Il descendait, montait, redescendait. Ils gravirent un escalier où certains hommes durent baisser la tête et d’autres ralentir. Les bruits de poursuite se rapprochèrent. En haut des marches, les fugitifs trouvèrent une autre porte de métal. Plusieurs hommes posèrent leurs camarades blessés à terre et jurèrent de contenir les pirates pendant que Maïa, celui qui la portait, le médecin et le mousse poursuivaient leur chemin.
« À quoi bon ? » songea Maïa, désespérée. Les hommes semblaient la croire capable de faire des miracles, mais à quoi était-elle arrivée en vérité ? Ce passage secret n’avait aucune utilité si l’ennemi pouvait le suivre. Elle n’avait probablement réussi qu’à mener les pirates jusqu’à Renna.
Elle croyait avoir découvert un chemin menant aux antiques tunnels stratégiques que le Conseil de Caria entretenait depuis des millénaires, mais ils en étaient beaucoup trop loin à présent. Ils avaient dû franchir, par d’étroits ponts de pierre, les Dents du Dragon qui composaient l’aiguille de Botjelli. En dehors de Renna, ils étaient peut-être les premiers humains à fouler ces lieux depuis les Rois.
Ils n’entendaient plus rien derrière eux. Leurs compagnons avaient apparemment contenu l’avance des pirates. Maïa exigea que le marin hors d’haleine la reposât à terre. Prudemment, elle pesa sur son genou, qui la lança mais tint le coup.
Ils franchirent une nouvelle porte. Et s’arrêtèrent, les yeux exorbités. Devant eux s’étendait une salle si vaste que l’œil ne pouvait l’englober en entier. Maïa n’en revenait pas : la montagne devait être entièrement creuse.
Des niches creusées dans le roc abritaient des caisses ou des appareils de toutes sortes, parfois très grands. Mais le plus sidérant était une machine qui occupait toute la longueur de la salle et faite d’une combinaison ahurissante de métaux, de substances enchâssés dans la pierre et de formes cristallines comme celles de l’énorme entité palpitante que Brod et Maïa avaient vue dans le Centre de Défense. Des portes étaient visibles sur le côté de la machine, sans doute pour laisser passer des matériaux. Maïa livra cette réflexion au médecin.
— Ça doit être…, balbutia le vieil homme. On croyait qu’il avait disparu. Que c’était le Conseil qui l’avait, ou qu’il avait été détruit.
— Quoi donc ? demanda Maïa, intriguée par son attitude proche de la vénération. De quoi parlez-vous ?
— Du Modeleur, souffla-t-il, comme s’il craignait de troubler un rêve. Le Modeleur de Botjelli.
— Et qu’est-ce que c’est ?
— Une machine à faire des choses, reprit-il d’une voix rauque, en s’approchant lentement, comme dans une sorte de transe. Le Modeleur était capable de tout faire.
— Comme les auto-usines où on produit les radios et…
— Le Conseil en maintient quelques-uns en fonctionnement, des petits, pour pas oublier comment ça marche. Mais les légendes parlent du Grand Modeleur des gens de Botjelli.
— Cette… chose aurait été créée par des hommes ?
— Des hommes et des femmes. Les Anciens Gardiens, exilés après la révolte des Rois, alors qu’ils n’avaient rien à voir avec ces traîtres de machos. Mais le Conseil et le Temple qui redoutaient cette puissance ont sauté sur le prétexte du putsch pour virer tout l’monde de Botjelli. On pensait qu’Caria avait gardé les instruments pour son usage personnel.
— C’est en partie vrai, confirma Maïa, et elle lui parla brièvement du Centre de Défense que des clans spécialisés entretenaient dans un autre secteur de l’île.
— C’est bien c’qu’on s’disait, fit le médecin d’un ton morne. Mais ça leur avait apparemment échappé !
« Jusqu’à maintenant », songea Maïa avec tristesse. Il aurait peut-être mieux valu qu’ils meurent avant. Cette trouvaille inespérée permettrait à Baltha et à ses pirates de fonder leur dynastie et de grimper dans l’échelle sociale de Stratos, mais une fois établies, elles défendraient le statu quo comme le plus conservateur des clans, et qui contrôlerait les choses ? le Conseil et l’Église, évidemment.
« Ce doit être cette machine qui a fabriqué les armes qui ont repoussé l’Ennemi. Désormais, Caria pourra produire tout ce qu’elle veut, pour abattre le vaisseau de Renna et tous ceux qui s’approcheront de trop près. Oh Lysos, qu’ai-je fait ? »
— Dommage qu’on n’aie pas le temps de faire des choses, reprit le médecin. Des armes pour le défendre. Des radios pour appeler notre guilde et des clans honorables. Regardez si les Gardiens n’ont rien laissé d’utile en partant, suggéra-t-il en passant entre le Modeleur et les niches forées dans la roche.
Maïa soupira. Elle avait encore appris quelque chose : ce n’étaient pas Lysos et les Fondatrices qui avaient tourné le dos à la science. Elles souhaitaient conserver ces connaissances, elles. C’étaient leurs descendantes timorées qui les avaient mises sous le boisseau, par crainte de ce que pourraient en faire des esprits compétents et indépendants.
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