— Puis-je voir les écuries ? demanda soudain Marjorie. La réanimation et le transfert des chevaux ont bien été effectués ?
En un clin d’œil se plaqua sur la grande face du patriarche un air de consternation, d’effroi presque cocasse, comme si sa compétence se trouvait brutalement mise en défaut.
— Cela soulève-t-il une quelconque difficulté ?
— C’est-à-dire… Il hésita, cherchant ses mots. En fait, nous n’avons été prévenus que tardivement de l’arrivée des bêtes.
Les « bêtes » ? Depuis quand la plus noble conquête de l’homme se trouvait-elle ravalée à ce rang indigne ?
— Je ne comprends pas. Un diplomate de Semling ayant séjourné ici nous a pourtant assuré que la propriété comportait des écuries.
— Ce ne sont pas réellement des écuries, plutôt une sorte d’abri dans lequel les Hipparions trouvaient refuge, à une époque antérieure à la construction de cette maison, est-il besoin de le préciser.
Marjorie était dans la plus complète perplexité. En quoi consistait cette « précision » qui, tout en étant superflue, méritait malgré tout d’être rapportée ? Les Hipparions, supposa-t-elle, devaient être les équidés locaux. Elle hasarda une innocente question :
— Vos montures sont-elles si différentes des nôtres qu’elles ne sauraient être logées dans des écuries ?
— Cette idée est tout simplement inconcevable, répliqua bon Haunser, catégorique. Il se radoucit aussitôt. Les Hipparions ont déserté depuis longtemps l’abri dont je vous parlais. Vos chevaux, j’en suis certain, s’y trouveront très à l’aise. À la date de votre arrivée, nous ne disposions d’aucun moyen de transport adapté à des animaux de grande taille. Ce problème trouvera vite sa solution, je puis vous l’assurer. C’est l’affaire de quelques jours. Vous voudrez bien nous excuser de ce contretemps.
— Nos chevaux sont toujours en hibernation, voilà qui est regrettable, observa-t-elle, sur un ton plus acerbe qu’elle n’aurait voulu. Pauvres créatures, confinées dans ce néant glacé…
— Elles en sortiront bientôt, je vous le promets.
Marjorie se le tint pour dit. Sans doute était-il vain de perdre son sang-froid et maladroit de montrer à ce vieil inquisiteur qu’il venait de la toucher en un point sensible. Pourtant, elle ne se sentait pas complètement rassurée.
— Dans la mesure où vous ne semblez guère avoir l’expérience des chevaux, je ne verrais pas d’inconvénient à me rendre au spatioport pour assister à leur débarquement, dit-elle. Moi, ou l’un de mes enfants.
— La présence de votre fils pourrait bien ne pas être inutile.
À son accent de gratitude, elle comprit qu’elle venait de le délivrer d’un grand poids. Les chevaux seraient-ils victimes d’une sombre énigme de protocole, se demanda-t-elle, au comble de l’agacement. Évitons les commentaires blessants, les témoignages de mauvaise humeur. Un délai de deux jours, ce n’était pas la fin du monde. Il serait absurde, puéril, de compromettre pour si peu les prémices d’une mission qu’elle avait accueillie avec un secret plaisir, comme la réponse inattendue à son désarroi, l’occasion inespérée de faire œuvre enfin utile en contribuant, si peu que ce fût, à un sauvetage de grande envergure. Ce voyage était aussi, plus prosaïquement, le moyen d’échapper à la sinistre routine dans laquelle s’enlisaient ses jours. Pour Don Quijote, El Dia Octavo et leurs compagnes, Her Majesty, Irish Lass, Millefiori, Blue Star, le sommeil stérile se prolongerait un peu plus longtemps qu’il n’était prévu, voilà tout.
— Nous sommes impatients de participer à l’une de vos chasses, dit-elle. En qualité d’observateurs, bien sûr.
Le visage de bon Haunser s’altéra soudain. Sans le vouloir, voilà qu’elle venait de commettre un nouvel impair.
— Tout est prévu, assura-t-il très vite. Vous suivrez notre prochaine chasse depuis un aéronef ; vous pourrez ainsi, en toute sécurité, vous familiariser avec les différentes péripéties.
Le premier instant de surprise passé, Marjorie lui adressa un sourire glacial.
— J’apprécie le souci que vous avez de notre sécurité. Une chasse vue du ciel, voilà qui promet des sensations originales. Soyez tranquille, en tout point nous nous conformerons aux règles et convenances de la Prairie.
Le regard de bon Haunser s’éclaira d’un seul coup. Son soulagement n’était pas feint : il venait réellement de frôler l’épouvante. Marjorie contraignit ses pensées à être aussi sobres, aussi raisonnables, aussi mesurées que l’avaient été ses propos, dans la crainte de laisser paraître son exaspération. Tant de patience méritait une petite compensation. Elle allait lui montrer que si la Terre avait oublié la Prairie, celle-ci le lui rendait bien, ainsi qu’en témoignait une certaine confusion intempestive entre planète et pouvoir religieux.
— J’évoquais à l’instant le respect de l’étiquette auquel nous n’avions pas l’intention de déroger. À ce sujet, peut-être pourrions-nous régler une fois pour toutes les questions de titres et qualités.
Il fronça les sourcils, déjà sur le qui-vive.
— Je ne comprends pas.
— C’est très simple. Sur notre planète d’origine, la Terre, les femmes mariées inféodées au Saint-Siège sont dénommées Dame, puis Mère lorsqu’elles ont mis au monde un ou plusieurs enfants. Les jeunes filles sont simplement des Demoiselles. Les hommes se font appeler Aspirant, puis Messire. Ayant refusé de nous soumettre à l’autorité du Saint-Siège, nous ne sommes pas au nombre des Sanctifiés, par conséquent les grades dont s’affublent les sujettes du Hiérarque ne me concernent pas.
« Toutefois, je suis terrienne. Dans ma province natale, la Bretagne Mineure, on m’appelle Marjorie ; étant la fille aînée je porte, depuis le décès de ma mère, le titre de Lady Westriding. J’ai aussi l’honneur d’être Grand Officier de la Vénerie Westriding, distinction qui me fut décernée après mes prouesses aux Jeux Olympiques.
Il la dévisageait, intrigué.
— Les Jeux Olympiques ? répéta-t-il.
— Une compétition sportive dans laquelle s’affrontent des candidats de nombreuses disciplines, dont l’équitation, ma spécialité. J’ai participé à différents exercices, tels que le parcours d’obstacles, le dressage et la course d’endurance, qui constitue de loin l’épreuve la plus difficile et la plus dangereuse. La chance m’a souri, j’ai remporté la médaille d’or, la plus haute récompense. C’est d’ailleurs à cette occasion que j’ai fait la connaissance de Roderigo Yrarier, mon futur époux, également médaillé. Marjorie déchiffra l’incompréhension dans le regard de son interlocuteur. Le pauvre diable n’a pas la moindre idée de ce que tout cela signifie, songea-t-elle. Il doit se demander où je veux en venir. Si j’avais l’intention de l’impressionner, il faudra trouver autre chose. Venons-en au fait, enchaîna-t-elle. Vous pouvez m’appeler Madame Yrarier, ou Lady Westriding, à votre convenance. Mon titre de Grand Officier me vaut d’être qualifiée de Maître pendant une chasse. Mais peut-être votre protocole prévoit-il une désignation honorifique pour les ambassadeurs et leurs épouses ?
— Non, malheureusement, Madame Yrarier. D’autre part, nous n’avons pas la coutume des titres matrimoniaux, si ce n’est parmi les anciens de chaque clan. Notre communauté comprend sept familles, toutes très nombreuses. Les Haunser, Damfels, Maukerden, Laupmon, Smaerlok, Bindersen, Tanlig. Le nom patronymique est précédé d’un titre d’honneur, le « bon ». Si un jeune homme et une jeune fille s’éprennent l’un de l’autre et qu’il leur naît un enfant, celui-ci recevra le nom du père ou celui de la mère, selon qu’il s’intégrera à l’un ou l’autre camp, patronyme qu’il conservera toujours, même après son éventuel mariage.
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