— Et quel goût cela avait-il ?
— Horrible, fit Dua avec véhémence. Âcre et amer. Naturellement je n’en ai rien dit aux Émotionnelles.
— J’y ai goûté, moi aussi, fit Odeen. Et je n’ai pas trouvé cela si mauvais.
— Tu sais bien que pour un Rationnel ou un Parental toutes les nourritures ont le même goût.
— Ce n’en est encore qu’au stade expérimental, reprit Odeen. Les Solides cherchent toujours à améliorer leurs inventions. C’est tout spécialement Estwald – celui dont je t’ai parlé, le nouveau que je n’ai encore jamais vu – qui s’y attache. Losten me parle parfois de lui comme de quelqu’un de remarquable ; un très grand savant.
— Comment se fait-il que tu ne l’aies jamais vu ?
— Je ne suis qu’un Fluide. Tu ne penses tout de même pas qu’ils me montrent ou qu’ils me décrivent tout ce qu’ils font ? Je pense qu’un jour je ferai sa connaissance. Il est en train de mettre au point une nouvelle source d’énergie qui peut-être nous sauvera tous si…
— Je n’en veux pas, de cette nourriture artificielle, dit Dua, qui quitta brusquement Odeen.
Tout cela s’était passé il y avait un certain temps déjà. Odeen n’avait plus jamais fait allusion à ce fameux Estwald, mais elle était sûre qu’il lui en reparlerait un jour et elle ne pouvait s’empêcher de penser à lui tandis que, seule, elle absorbait les rayons du soleil couchant.
Elle avait vu une fois cette nourriture artificielle. Une éclatante boule de lumière, une sorte de minuscule soleil qui brillait dans une caverne aménagée spécialement à cet effet par les Solides. Elle en sentait encore le goût amer.
Parviendraient-ils à l’améliorer ? À la rendre plus agréable ? Délicieuse, même ? Serait-elle obligée, alors, de l’absorber, de s’en gorger jusqu’à éprouver le désir irrésistible d’une fusion ?
Elle craignait d’éprouver un jour spontanément ce désir. Il en allait tout différemment lorsqu’il était provoqué par la fiévreuse stimulation de flanc-gauche et de flanc-droit. Par contre, si le désir naissait spontanément en elle, cela prouverait qu’elle était mûre pour concevoir une petite médiane. Et cela… elle ne le voulait pas !
Elle avait mis longtemps à se l’avouer. Elle se refusait à donner vie à une Émotionnelle. Lorsqu’ils auraient mis au monde les trois enfants, le moment viendrait inévitablement pour eux de disparaître, et elle ne s’y résignait pas. Elle se souvenait du jour où son Parental l’avait quittée pour toujours. Elle ne voulait pas connaître cela. Elle y était fermement décidée.
Les autres Émotionnelles n’avaient pas de telles préoccupations. Elles étaient bien trop frivoles pour avoir de telles pensées ; mais elle ne leur ressemblait pas. Elle était Dua l’Étrange, Dua la Peste, comme elles se plaisaient à l’appeler autrefois, et elle tenait à être différente des autres. Aussi longtemps que ne naîtrait pas ce troisième enfant, elle ne disparaîtrait pas. Elle continuerait de vivre.
Ce troisième enfant, elle ne l’aurait pas. Elle ne l’aurait jamais. Non, jamais !
Mais comment allait-elle s’y prendre pour se soustraire à cette obligation ? Et comment faire pour empêcher Odeen de la percer à jour ? Et qu’adviendrait-il s’il la perçait à jour ?
Odeen attendait que Tritt s’en aille le premier. Il était à peu près sûr qu’il ne ferait pas surface à la recherche de Dua. Cela signifierait laisser les enfants seuls, ce que Tritt répugnait à faire. Tritt resta en effet silencieux un moment, puis il partit, mais dans la direction du renfoncement où étaient installés les enfants.
Odeen éprouva un certain plaisir à voir Tritt s’en aller. Mais non un plaisir sans mélange, car lorsque Tritt était maussade et replié sur lui-même une barrière s’élevait entre eux, rendant le contact moins étroit. Odeen en ressentait de la mélancolie et son élan vital en était comme affaibli.
Il lui arrivait de se demander si Tritt éprouvait lui aussi cette mélancolie… Non, il se montrait injuste. Tritt avait des rapports tellement étroits avec les enfants !
Quant à Dua, qui pouvait dire ce qu’elle ressentait ? Qui pouvait dire ce que les Émotionnelles ressentaient ? Elles étaient si différentes que par comparaison flanc-gauche et flanc-droit semblaient pareils, intelligence mise à part. Mais même en faisant la part de l’irrationalité des Émotionnelles, qui pouvait dire ce que Dua – tout spécialement Dua – ressentait ?
Et voilà pourquoi Odeen fut presque heureux de voir partir Tritt, car Dua posait un problème. Le délai de conception du troisième enfant se faisait trop long et Dua se montrait de plus en plus rétive. Odeen lui-même était en proie à une agitation qu’il s’expliquait mal et c’était un des problèmes dont il voulait discuter avec Losten.
Il prit la direction des cavernes habitées par les Solides, précipitant ses mouvements de manière à avancer d’une façon égale et continue, sans pour cela adopter les palpitations et les ondulations désordonnées qui caractérisaient les Émotionnelles, ou la lourde et pesante avance, vaguement ridicule, d’un Parental.
Il imaginait sans peine Tritt cahotant à la poursuite du bébé-Rationnel, qui, vu son âge, était aussi onduleux et glissant qu’une Émotionnelle, puis Dua lui barrant le passage et le ramenant. Il croyait entendre Tritt émettre de petites onomatopées réprobatrices, hésitant à secouer sévèrement ce petit objet vivant, ou au contraire à l’envelopper de sa substance. Dès le début Tritt avait montré plus de dispositions à s’épandre pour les bébés que pour Odeen, et lorsque celui-ci l’en raillait, Tritt répondait gravement, car dans tout ce qui touchait aux enfants il était totalement dépourvu d’humour : « Mais, Odeen, les enfants en ressentent plus que toi le besoin. »
Odeen était particulièrement satisfait de sa démarche glissante, qu’il trouvait harmonieuse et élégante. Il en fit part un jour à Losten, car il disait tout à ce Solide qui était son mentor et Losten lui répondit : « Tu ne crois pas qu’une Émotionnelle ou un Parental éprouve le même sentiment de satisfaction ? Puisque chacun de vous pense et agit différemment, il est tout naturel que vous puisiez de la satisfaction dans des démarches différentes. N’imagine pas que la triade abolisse l’individualité. »
Odeen n’était pas sûr de très bien comprendre ce que représentait l’individualité. Cela signifiait-il que chacun était seul ? Un Solide était seul, bien entendu, car les Solides ne forment pas de triades. Comment pouvaient-ils le supporter ?
Odeen était tout jeune encore lorsqu’il souleva cette question. Ses rapports avec les Solides ne faisaient que commencer quand la pensée le frappa qu’il ignorait s’ils ne formaient réellement pas de triades. Les Fluides en étaient persuadés, mais jusqu’à quel point avaient-ils raison ? Odeen après y avoir mûrement réfléchi décida de poser la question et de ne pas tenir le fait pour acquis.
— Êtes-vous un gauche ou un droit, Monsieur ? demanda-t-il un beau jour.
Par la suite Odeen eut des palpitations à l’idée d’avoir posé une question pareille. Il s’était montré incroyablement naïf et la pensée que tout Rationnel posait tôt ou tard – plutôt tôt que tard – cette question à un Solide ne le consolait guère.
— Ni l’un ni l’autre, petit-gauche, lui répondit calmement Losten. Il n’existe ni flancs-droits ni flancs-gauches parmi les Solides.
— Ni des méd… des Émotionnelles ?
— Ni des médianes. (Un frémissement parcourut la région sensorielle du Solide, et par la suite Odeen associa ce frémissement à une expression d’amusement ou de plaisir.) Non, pas non plus de médianes. Chaque Solide est seul et unique.
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