Isaac Asimov - Les dieux eux-mêmes

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En 2070, la Terre vit dans la prospérité et le bonheur grâce à la Pompe à Electrons, qui fournit une énergie illimitée et gratuite. Une découverte extraordinaire, à moins que… A moins que cette invention miraculeuse ne constitue à plus ou moins longue échéance une menace imparable pour notre Univers ; un piège tendu par une civilisation parallèle pour annihiler notre réalité. Seules quelques personnes ont pressenti la terrible vérité : un jeune physicien marginal, une Lunarite intuitionniste, un extraterrestre rebelle vivant sur une planète qui se meurt. Mais qui les écoutera ? Qui les croira ? Contre la stupidité, les Dieux eux-mêmes luttent en vain.

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— De la stupidité, marmonna Bronowski.

— Comment qualifierais-tu leur attitude ? Quand je pense qu’ils veulent me foutre à la porte parce que j’ai commis le crime inexpiable d’avoir raison contre eux tous.

— Tout le monde, dans la boîte, semble savoir que tu as eu un entretien avec Chen.

— Eh oui ! fit Lamont en se pinçant le nez entre deux doigts et en se frottant les yeux. Et il en a été à ce point contrarié qu’il a été voir Hallam pour lui raconter Dieu sait quoi. Et maintenant on m’accuse d’avoir voulu saboter la Pompe en essayant de créer un climat de panique, dans un esprit contraire à l’éthique de notre profession, ce qui rend indésirable ma présence à la Station.

— Ils n’auront aucune peine à le prouver, Pete.

— Possible, mais encore une fois je m’en moque éperdument.

— Et maintenant, que vas-tu faire ?

— Mais rien ! s’exclama Lamont outré. Qu’ils se déchaînent ! Je compte sur les lenteurs de l’administration. Chaque étape de mon éviction prendra des semaines, sinon des mois, et pendant ce temps tu continueras d’envoyer des messages. Qui sait ? Peut-être d’ici-là recevrons-nous enfin une réponse des para-men.

— Et si nous n’en recevions pas, Pete ? fit Bronowski, l’air malheureux. Peut-être serait-il temps que tu adoptes une autre attitude.

— Que veux-tu dire par là ? fit Lamont levant vivement la tête.

— Reconnais que tu t’es trompé. Fais ton acte de contrition. Frappe-toi la poitrine. En un mot, renonce.

— Ah ! ça, jamais ! Par Dieu, Mike. Nous menons une partie dont l’enjeu est le monde et chacune des créatures qui l’habitent.

— C’est vrai, mais en quoi cela te concerne-t-il ? Tu n’es pas marié. Tu n’as pas d’enfants. Je sais que ton père est mort. Tu ne fais jamais allusion à ta mère ou à d’autres membres de ta famille. Je me demande s’il existe sur terre un être humain auquel tu sois attaché en tant qu’individu. Alors jouis de la vie pendant qu’il en est encore temps et fous-toi du reste.

— Et toi ?

— J’en ferai autant. Je suis divorcé, je n’ai pas d’enfants. J’ai une jeune amie avec qui j’entretiens d’agréables rapports qui dureront autant que les événements le permettront. Alors jouissons de la vie.

— Et demain ?

— Demain prendra soin de lui-même. Et quand la mort viendra, elle frappera si vite que nous n’aurons pas le temps de souffrir.

— Je n’ai pas ta philosophie, Mike. Mike ! À quoi rime tout cela ? Essaies-tu de me faire comprendre que nos efforts sont vains ? Que jamais nous ne parviendrons à communiquer avec les para-men ?

— Pete, fit Bronowski détournant le regard, hier soir j’ai reçu d’eux une réponse. Je comptais me réserver une journée de réflexion, mais pourquoi attendre davantage ?… Tiens, la voilà cette réponse.

Lamont, qui ouvrait de grands yeux, prit la feuille de métal, dont le texte ne comportait aucune ponctuation.

POMPE PAS ARRÊTÉE PAS ARRÊTÉE ARRÊTONS PAS POMPE NE PRESSENTONS PAS DANGER NE PRESSENTONS PAS NE PRESSENTONS PAS VOUS PRIONS ARRÊTER POMPAGE ARRÊTERONS AUSSI METTEZ FIN DANGER DANGER DANGER ARRÊTEZ ARRÊTEZ ARRÊTEZ POMPAGE.

— Seigneur ! grommela Bronowski, ils semblent désespérés. – Et comme Lamont, les yeux toujours écarquillés, ne disait mot, il reprit : J’en viens à penser que là-bas se trouve un type comme toi… un para-Lamont qui ne parvient pas, tout comme toi, à persuader un para-Hallam de mettre fin au pompage. Et tandis que nous les implorons de nous sauver, il nous implore lui de les sauver.

— Et si nous montrions ce message…

— Ils diront que tu mens, que tu as forgé ce document de toutes pièces, pour justifier tes folles hypothèses.

— Ils me traiteront peut-être de fou, mais toi, Mike, ils t’écouteront. Tu me soutiendras, Mike ? Tu leur expliqueras comment et dans quelles conditions tu as reçu ce message ?

Bronowski rougit.

— À quoi cela servirait-il ? Ils répondront que quelque part dans le para-Univers se trouve un type aussi cinglé que toi et que votre dialogue est un dialogue de fous. Et ils diront aussi que ce message apporte la preuve que les autorités, dans le para-Univers, sont convaincues qu’il n’y a pas de danger.

— Mike, continue de lutter avec moi !

— À quoi bon, Pete ? Tu as parlé toi-même de stupidité. Ces para-men sont peut-être plus avancés que nous, peut-être même plus intelligents, comme tu le prétends, mais visiblement ils sont aussi stupides que nous. Schiller l’a exprimé magnifiquement et je partage sa conviction.

— Qui ça ?

— Schiller. Un poète et dramaturge allemand qui a vécu il y a trois siècles. Dans une de ses pièces où il est question de Jeanne d’Arc il fait dire à un de ses personnages : « Contre la stupidité, les dieux eux-mêmes luttent en vain. » Je ne suis pas un dieu et je me refuse à lutter plus longtemps. Renonce, Pete, et contente-toi de vivre. Notre planète durera peut-être autant que nous, et dans le cas contraire nous ne pouvons rien. Je suis désolé, Pete. Tu as mené le bon combat, mais tu as perdu, et moi j’abandonne.

Il referma sur lui la porte du laboratoire et Lamont se retrouva seul. Enfoncé dans son fauteuil, il se mit à tambouriner du bout des doigts. Quelque part dans le Soleil, des protons s’aggloméraient avec un peu trop d’avidité. Avec chaque instant qui s’écoulait cette avidité s’accroissait et à un moment donné le délicat équilibre se romprait…

— Et il ne restera pas sur Terre un survivant pour comprendre que j’avais raison ! s’écria Lamont cillant à plusieurs reprises pour retenir ses larmes.

DEUXIÈME PARTIE

les Dieux eux-mêmes…

Chapitre 1 a

Dua n’eut pas trop de peine à s’éloigner des autres. Elle redoutait toujours les pires difficultés qui en somme ne se produisaient jamais. Du moins jamais de façon insurmontable.

D’ailleurs, pourquoi se seraient-elles produites ? Odeen se contentait de lui dire avec indulgence : « Ne t’éloigne pas. Tu sais à quel point cela contrarie Tritt. » Il ne lui disait jamais que lui-même en était contrarié. Les Rationnels n’ont pas pour habitude de se tourmenter pour des riens. Mais il prenait autant soin de Tritt que Tritt des enfants.

En dernier ressort Odeen la laissait toujours agir à sa guise si elle insistait assez et il allait même jusqu’à intercéder en sa faveur auprès de Tritt. Il lui arrivait d’avouer qu’il était fier de ses dons et de son goût de l’indépendance… Tout compte fait, ce n’est pas un mauvais flanc-gauche, se disait-elle avec une affection modérée.

Tritt était moins facile à manœuvrer et il avait une façon irritée de la regarder lorsqu’elle se montrait… ma foi, telle qu’elle désirait être. Ils sont généralement comme ça, les flancs-droits. Pour elle il était un flanc-droit ; pour les enfants, un Parental, et les enfants comptaient plus que tout… Elle s’en réjouissait, car l’un ou l’autre des deux enfants détournait toujours d’elle son attention lorsque les choses commençaient à se gâter.

En somme, Dua ne se préoccupait guère de Tritt. Sauf aux moments où ils se fondaient l’un dans l’autre, elle avait tendance à l’ignorer. Il n’en était pas de même avec Odeen. Elle l’avait trouvé excitant dès le début. Sa seule présence faisait chatoyer puis pâlir ses contours. Et qu’il fût un Rationnel le rendait plus excitant encore. Elle s’expliquait mal ses réactions envers lui, dues, pensait-elle, à sa propre étrangeté. Étrangeté à laquelle elle s’était résignée… ou du moins presque.

Dua soupira.

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