— Des nouvelles de Tynan ?
Hardshaw se carre sur son siège, s’étire et pousse un grognement.
— Tout se déroule à merveille, sauf qu’il file à une accélération si élevée que la faculté l’a déjà déclaré mort, ce que lui-même a confirmé, tout en continuant à communiquer avec nous. Certains scientifiques affirment qu’il n’a pas embarqué sur son astronef et qu’il se trouve encore sur la Lune, mais il nous a envoyé des données qui semblaient parfaitement valides – y compris plusieurs photos de son cadavre desséché. Carla semble le croire, mais ils ont échangé des communications plutôt bizarres ; peut-être qu’elle ne le perçoit qu’en hallucination. (Un temps.) Rends-toi compte : s’il dit la vérité, notre problème peut être résolu avec plusieurs mois d’avance et sans coût réel. J’ai presque peur de croire que ça va marcher.
Harris Diem hoche la tête.
— Et moi, j’ai peur que ça marche. Car si ça marche, le système solaire se retrouvera dans les mains d’un dictateur… et d’un dictateur populaire, qui plus est.
— Oui.
Soudain, elle éclate de rire.
— Qu’y a-t-il ? demande Diem.
— Tu sais, j’ai rencontré Louie Tynan à plusieurs reprises. Et j’ai remarqué une chose qui est à la portée de n’importe quelle femme : c’est un obsédé sexuel ; il adorait le rôle de héros de l’espace, car il y avait plein de femmes prêtes à se jeter à ses pieds. S’il finit dictateur du système solaire… imagine un peu. Elles voudront toutes se jeter à ses pieds, mais il ne pourra rien faire. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Être en position de pouvoir assouvir tous tes fantasmes et être impuissant à le faire ?
Sourire de Diem.
— Ça ne doit pas être très agréable.
Entre le 25 juillet et le 2 août, Clem file plus ou moins vers l’est, ignorant la trajectoire normale d’un cyclone, tirant parti des courants directeurs et de son propre jet d’écoulement pour triompher de la force de Coriolis. Sa course se stabilise entre les 35e et 40e parallèles nord, une zone où les cyclones ne pénètrent d’ordinaire qu’à leur péril mais où l’on a mesuré le différentiel le plus élevé de tout le Pacifique – une ceinture d’eau chaude d’où Clem retire de plus en plus d’énergie.
Le voir venir, et comprendre ce que cela signifie sont deux choses tout à fait différentes ; la côte ouest se vide lentement de sa population. Sur chaque autoroute, on a réservé une file aux camions-citernes roulant vers l’ouest, les autres files étant ouvertes au trafic en direction de l’est. L’une d’elles est réservée aux camions et aux autocars transportant les gens dépourvus de voitures automatiques… et ceux dont le véhicule est tombé en panne. Les Rocheuses se peuplent de camps provisoires et de cités de toile ; Chugwater, Wyoming, devient une véritable métropole, et le Génie y travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour l’équiper en routes, en électricité et en tout-à-l’égout.
Au nord, dans le Pacificanada, Vancouver déverse sur Calgary le flot de ses habitants.
Mais la côte n’est pas déserte l’après-midi du 1er août, lorsque des vagues immenses envahissent le détroit de Puget et déferlent sur les terres. Quelques habitants sont demeurés sur place, se réfugiant parfois sur les hauteurs. Quelques-uns ont refusé de croire qu’un tel désastre pourrait se produire, persuadés que Dieu ou la Nature n’aurait pas la cruauté de ravager la côte une nouvelle fois.
Et d’autres, comme le Vieux Robert et le Vieux Bob, ne sont tout simplement pas au courant. Ça fait une paye que le Vieux Robert ramasse des ordures pour les revendre au service de recyclage, et le Vieux Bob, son chien, n’a cessé de le suivre durant tout ce temps. Leurs surnoms ont été choisis par le Vieux Robert, qui parle tout le temps de lui à la troisième personne.
Ils s’avancent sur la longue jetée bidon où se trouvent les restaurants de fruits de mer pour richards ; pour une fois, personne ne les arrête, et les flics ne sont pas là pour les emmerder. La mer est bizarre aujourd’hui, sacrément agitée, mais comme les gens semblent avoir pris leurs jambes à leur cou, le Vieux Bob se trouve plein de déchets à bouffer.
Le Vieux Robert essaie d’ouvrir la porte d’un restau baptisé L’Arpent de moules, attiré par le type de l’enseigne qui lui ressemble étrangement, avec sa barbe et ses vieilles fringues. La porte s’ouvre ; quelqu’un a oublié de la fermer.
— Viens, mon Vieux Bob. Le Vieux Robert et toi, vous allez bien manger.
Hormis son nom, le mot « manger » est le seul que le Vieux Bob ait appris à reconnaître. Il franchit le seuil en un éclair.
L’immeuble est équipé d’une alimentation autonome, produisant son propre gaz à partir de l’air et de l’eau – le Vieux Robert s’est fait expliquer ce truc il y a belle lurette. C’était un bon cuisinier, dans le temps, et il attrape une grande poêle, y jette une noix de beurre, allume la plaque et fonce vers le frigo. Il y trouve plein de filets de poisson, ainsi que du crabe, et il fourre tout ça dans la poêle en ajoutant des morceaux d’oignon. Jamais il n’a senti une odeur aussi délicieuse.
Le Vieux Bob hérite de tout ce qui tombe à côté de la poêle, ce qui fait beaucoup.
La poêlée de poisson et de crabe est excellente, mais le Vieux Robert met un sacré moment à la descendre – il n’a pas l’habitude d’une telle provende. En fin de compte, il en refile une partie au Vieux Bob, qui n’est pas difficile.
Il y a toutes sortes de vins dans le restau ; le Vieux Robert décide de s’ouvrir une bouteille, pour commencer, et de donner un ou deux steaks au Vieux Bob pour qu’il lui foute la paix.
Il met un certain temps à dénicher un tire-bouchon. Il lance les steaks saignants au Vieux Bob, qui se jette dessus comme un loup affamé, puis porte la bouteille à ses lèvres. Dehors, il pleut des cordes et le vent commence à devenir méchant. Un temps idéal pour rester au chaud.
— Les jours heureux ! s’écrie-t-il.
Surpris, le Vieux Bob lâche son steak, puis se précipite dessus au cas où il s’enfuirait. C’est si drôle que le Vieux Robert recrache par le nez sa rasade de vin.
Le chien a compris la plaisanterie, on dirait, car il se met à danser comme un crétin en aboyant tout son soûl. Le Vieux Robert éclate de rire, puis chacun revient qui à son vin, qui à son steak. Bon Dieu, c’est le paradis. Comment on disait dans le temps ? C’est foutrement cool.
Ils ne voient pas la vague titanesque, pas plus qu’ils ne sentent le bâtiment s’effondrer et l’eau déferler sur eux. Tous deux sont abrutis par le vin ou la viande, et le Vieux Bob a posé sa tête sur le torse du Vieux Robert. Le restaurant se détache de la jetée et disparaît dans le détroit de Puget, emporté par le reflux ; on ne retrouvera jamais leurs corps.
— Incroyable, s’exclame Berlina.
Nous sommes le 5 août et elle vient d’arriver à Portland, où le raz de marée qui a remonté la Columbia River sur cent cinquante kilomètres a détruit Jantzen Beach et Hayden Island, a creusé un nouveau lit pour la Willamette River puis, en se retirant, a emporté avec lui l’Arcologie de Montavilla.
— Ils étaient informés, ils étaient avertis, ils avaient reçu des images de ce qui allait se passer, ils savaient parfaitement que leur putain de tortue en béton ne résisterait pas à une déferlante haute de huit cents mètres, mais ils n’ont pas bougé.
Elle s’adresse à Naomi Cascade, qui tient la caméra et entame auprès d’elle sa deuxième semaine d’employée à temps partiel et d’admiratrice à temps plein. Devant elles s’étend un gigantesque ovale de béton et de gravats, large de sept ou huit cents mètres, tout ce qui subsiste de la structure de trente étages après qu’elle a été frappée de plein fouet par la vague titanesque, et que la bulle d’air qu’elle contenait l’a fait exploser sous la pression.
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