Nafai obéit et pénétra dans une salle assez obscure. La porte se referma derrière lui en occultant la plus grande part de la piètre lumière. Clignant des yeux, Nafai s’habitua peu à peu à la pénombre et vit au milieu de la salle, suspendu en l’air sans soutien visible, un bloc de… de quoi ? De glace ?
C’est en majeure partie de l’eau.
Il s’approcha et toucha l’objet. Ses doigts s’y enfoncèrent sans difficulté.
Je te l’ai dit : c’est de l’eau.
Comment peut-elle conserver cette forme, alors ? Comment se fait-il qu’elle flotte en l’air ?
Pourquoi te l’expliquerais-je alors que dans quelques instants il te suffira de puiser dans ta mémoire pour le savoir ?
Comment ça ?
Traverse l’eau et tu en sortiras vêtu du manteau du pilote stellaire. Une fois qu’il sera en place, uni à toi, tous mes souvenirs seront à toi, comme ils l’ont toujours été.
Jamais un esprit humain ne pourrait contenir autant d’information ! protesta Nafai. Ta mémoire s’étend sur quarante millions d’années d’histoire !
Tu verras.
J’ai failli devenir fou quand tu m’as instillé le souvenir du rêve de Père. Qu’est-ce qu’il en sera avec les tiens ?
Je serai proche de toi comme je ne l’ai jamais été.
Mais je serai encore moi-même ?
Tu seras davantage toi-même que jamais.
Est-ce que j’ai le choix ?
Oui. Tu peux choisir de refuser. Je ferai alors venir quelqu’un d’autre ; elle traversera l’eau et c’est elle qui sera le pilote.
Elle ? Luet ?
Quelle importance ? Si tu décides de ne pas devenir le pilote, de quel droit t’inquiètes-tu de qui je choisirai pour te remplacer ?
Nafai demeurait immobile, les yeux fixés sur le miraculeux bloc d’eau qui flottait en l’air, et il réfléchissait : C’est moins dangereux que de franchir la barrière, et pourtant, ça, je l’ai fait. Et puis pourrais-je supporter d’obéir au pilote en sachant jusqu’à la fin de mes jours que j’aurais pu être à sa place et que j’ai refusé ? Ceci enfin : j’ai fait confiance à Surâme jusqu’ici ; j’ai tué pour lui ; j’ai failli mourir pour lui. Vais-je maintenant refuser de prendre le commandement de notre voyage ?
Comment dois-je faire ? demanda-t-il.
Tu ne le sais pas ? Tu ne te rappelles pas la vision dont t’a parlé Luet ?
Alors seulement, Nafai se remémora le rêve de Luet : elle l’avait vu s’enfoncer dans un bloc de glace, puis émerger par en dessous, tout luisant, étincelant de lumière. Sur le moment, il n’avait accordé à ses paroles qu’un sens métaphorique. Mais le bloc de glace était bel et bien là, devant lui.
« Je m’y enfonce par le haut, dit-il. Mais comment y accéder ? »
Presque aussitôt, un disque d’un mètre de diamètre rasa le soi et s’arrêta devant lui. Nafai comprit qu’il devait y monter et le fit. Mais rien ne se passa.
Ce sont tes vêtements qui gênent. Il se déshabilla donc pour la deuxième fois de la journée. Il se rappela alors les éraflures et les contusions que les bourrasques lui avaient infligées. Nu, il remonta sur le disque qui s’éleva aussitôt et le transporta au-dessus du bloc.
Descends sur l’eau. Elle supportera ton poids.
Ayant vu ses doigts s’enfoncer sans résistance dans le flanc du bloc, Nafai avait des doutes, mais il obéit et posa le pied sur la surface. Elle était lisse sans être glissante ; comme celle de la barrière, elle donnait l’impression de se mouvoir sous ses pieds dans toutes les directions à la fois.
Allonge-toi sur le dos.
Nafai s’étendit. Presque immédiatement, la surface changea sous lui et il commença à s’enfoncer. Il s’aperçut que l’eau allait bientôt lui recouvrir le visage. Il n’allait plus pouvoir respirer ! Le souvenir de l’asphyxie était encore vif et il se mit à se débattre.
Du calme. Dors. Tu ne manqueras ni d’air ni de rien. Dors. Calme-toi.
Et il s’endormit en s’enfonçant dans l’eau.
Elemak s’étonna de voir Shedemei à sa porte. Tout était possible, naturellement – peut-être était-elle venue se rallier à lui. Mais il en doutait ; il était beaucoup plus probable qu’elle voulait essayer de négocier un arrangement au nom de Rasa, auquel cas on n’avait pas mal choisi l’émissaire. Il n’avait rien contre elle et elle n’avait pas de liens de parenté gênants. Par ailleurs, elle et Zdorab ne s’étaient-ils pas levés à la fin de la réunion, preuve qu’ils acceptaient le pouvoir d’Elemak de la déclarer close ? Il fallait écouter ce qu’elle avait à dire.
Il la laissa donc entrer et s’asseoir à la table en compagnie de Meb, d’Obring et de Vas. Il prit ensuite place en face d’elle et attendit. Qu’elle parle d’abord ; il saurait ainsi à quoi s’attendre de sa part.
« Tout le monde m’a déconseillé de venir te voir, dit-elle. Mais je crois qu’ils te sous-estiment tous, Elemak.
— Ce n’est pas la première fois. »
Meb gloussa, ce qui agaça Elemak : il ignorait si son frère riait parce que les autres le sous-estimaient ou s’il se moquait de sa réponse. On ne savait jamais de qui Meb se gaussait. Une seule certitude : il se moquait de quelqu’un.
« Il y a certains points importants que tu ne sembles pas comprendre, poursuivit Shedemei. Et je crois qu’il te faut tout savoir pour prendre des décisions avisées. »
Ah ! elle était donc là pour lui enseigner la « réalité ». Eh bien, autant l’écouter, si cela permettait de lui couper l’herbe sous le pied à la prochaine réunion. D’un hochement de tête, il l’invita à continuer.
« Il n’existe pas de conspiration visant à te dépouiller de l’autorité. »
Et voilà, pensa Elemak. Tu commences par nier le complot, ce qui équivaut à m’en confirmer l’existence.
« La plupart d’entre nous te reconnaissent comme le chef naturel de la communauté et, à quelques exceptions près, nous en sommes tous satisfaits. »
Ben tiens ! « Quelques » exceptions, hein ?
« Et ces exceptions se trouvent plus parmi tes partisans que tu ne l’imagines. À cette table, il y a davantage de haine et de jalousie à ton encontre qu’il n’y en a jamais eu parmi ceux qui se réunissent dans la case de l’Index.
— Ça suffit, l’interrompit Elemak. Si tu es venue dans l’espoir de semer la zizanie chez ceux qui veulent protéger leurs familles des intrigants, tu peux t’en aller tout de suite. »
Shedemei haussa les épaules. « J’ai dit ce que j’avais à dire, tu l’as entendu, peu m’importe ce que tu en fais. Mais le fait est là : la seule contre qui tu te bats en ce moment, c’est Surâme. »
Meb s’esclaffa. Shedemei n’y prêta aucune attention.
« Surâme a enfin accès aux vaisseaux. Nous allons tous devoir fournir un gros effort pour en désosser cinq afin d’en mettre un en état de voler. Mais ce sera fait, avec ou sans ton approbation. Surâme ne te laissera sûrement pas entraver ses plans après être ailée aussi loin. »
Elemak nota avec amusement que Shedemei persistait à parler de l’ordinateur comme d’une femme.
« Quand Nafai reviendra, il portera le manteau du pilote stellaire. Il s’agit d’un système qui le relie de façon presque parfaite à la mémoire de Surâme. Il en saura beaucoup plus sur toi que tu n’en sais toi-même, me comprends-tu bien ? Et le port du manteau donne accès à bien d’autres pouvoirs – par exemple, une concentration d’énergie à côté de laquelle le pulsant n’est qu’un jouet.
— Est-ce une menace ? demanda Elemak.
— Je te dis la vérité toute simple. Surâme a choisi Nafai parce qu’il possède l’intelligence nécessaire pour piloter le vaisseau, la loyauté pour la servir fidèlement et une volonté qui lui a permis d’abattre une barrière réputée infranchissable et de donner l’occasion à notre expédition de se poursuivre. Elle ne l’a pas choisi parce qu’il conspirait contre toi. Si tu avais jamais manifesté la moindre parcelle de loyauté envers la cause de Surâme, c’est peut-être toi qu’elle aurait choisi.
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