— Je te remercie de t’inquiéter pour moi, Edhya, mais je sais ce que je fais.
— Moi aussi, je sais ce que tu fais. Toutes ces années, j’ai observé tes rapports avec Nafai et je me disais : enfin, Elya a appris à le respecter ; il n’est plus jaloux de son jeune frère. Mais je vois aujourd’hui que tu attendais simplement ton heure. »
Elemak l’aurait volontiers giflée, mais la tête du bébé se trouvait sur la trajectoire et il ne voulait surtout pas faire de mal à son enfant. « Tu en as assez dit, la prévint-il.
— Je serais prête à te supplier de ne rien faire par amour pour moi, reprit Eiadh, mais je sais que ça ne servirait à rien. Alors, je te supplie de ne rien faire pour l’amour de tes enfants.
— Pour mes enfants ? Mais c’est pour eux que j’agis ! Je refuse de voir leurs vies mises en pièces à cause des complots de Rasa pour prendre le pouvoir à Dostatok et transformer notre village en une société de femmes comme Basilica.
— Pour eux, répéta Eiadh. Ne les oblige pas à voir leur père se faire humilier devant tout le monde. Ou pire.
— Je mesure à présent la qualité de ton amour pour moi. On dirait que tu paries sur la victoire de l’autre camp.
— Ne leur fais pas honte en leur montrant que tu as le meurtre au cœur.
— Tu crois que je ne sais pas où tu veux en venir ? À Basilica déjà, tu avais le béguin pour Nafai. Je pensais que ça te passerait en mûrissant, mais je m’étais trompé.
— Fou que tu es ! J’admirais sa force. J’admirais la tienne aussi. Mais sa force à lui n’a jamais vacillé et il ne l’a jamais utilisée pour violenter les autres. Ta façon de traiter ton père était honteuse. Tes fils se trouvaient dans la pièce à côté et ils ont entendu la manière dont tu lui as parlé. Ne sais-tu pas qu’un jour, quand tu seras vieux et faible, tu risques d’affronter le même manque de respect de leur part ? Vas-y, frappe-moi ! Je vais poser le bébé. Montre à tes fils à quel point tu es fort, si fort que tu peux battre une femme qui n’a commis d’autre crime que de te dire la vérité ! »
Meb ouvrit brusquement la porte, son arc et ses flèches à la main. « Alors ? demanda-t-il. Tu viens, oui ou non ?
— J’arrive », dit Elemak. Il se tourna vers Eiadh. « Je ne te le pardonnerai jamais. »
Elle lui fit un sourire enjôleur. « Dans une heure, tu viendras implorer mon pardon. »
En revenant au village, Nafai savait exactement à quoi s’attendre : il partageait la mémoire de Surâme. Il avait entendu s’entretenir Elemak et ses conjurés. Il les avait écoutés tout en ordonnant à tous de garder les enfants à la maison. Il avait senti la peur au cœur de chacun. Il savait les dégâts qu’Elemak infligeait à sa propre famille, la crainte et la fureur qui lui noyaient le cœur.
Tu ne peux pas lui faire oublier ses projets ?
Non. Cela ne fait pas partie des pouvoirs dont on m’a doté. D’ailleurs, il est très résistant. Mon influence sur lui ne peut être qu’oblique.
S’il avait choisi de t’obéir, il aurait mieux convenu à tes desseins que moi, n’est-ce pas ?
Oui. Surâme pouvait bien lui parler franchement, maintenant, puisqu’ils n’avaient plus de secrets l’un pour l’autre.
Donc, je ne suis qu’un second choix.
Non. Tu es le premier, parce qu’Elemak est constitutivement incapable de se soumettre à un but supérieur à sa propre ambition. Il est bien plus infirme qu’Issib.
Nafai fonçait vers le sud ; le paritka rasait le sol en détectant automatiquement le trajet le plus uniforme, à une vitesse inimaginable aux yeux de son passager. Mais le prodige que constituait la machine ne l’intéressait pas. Il avait du mal à retenir ses larmes ; car à présent, en se concentrant sur les habitants de Dostatok et non plus sur la restauration du vaisseau, il se « souvenait » d’événements et de situations qu’il n’avait jamais devinés. Les combats et les sacrifices entre Zdorab et Shedemei, la haine glacée que Vas ressentait pour Obring et Sevet et, depuis Shazer, pour Elemak, l’aigre mépris de Sevet pour elle-même, le chagrin de Luet et d’Hushidh devant leurs maris qui les traitaient de plus en plus selon l’idée qu’Elemak se faisait des femmes et de moins en moins comme les amies qu’elles auraient dû leur être.
Issib, dont l’existence dépend entièrement de son épouse, quelle honte pour lui de regarder sa femme comme moins qu’une associée dans tous ses travaux ! Et quelle honte encore plus grande pour moi ! Mon épouse, la plus vénérable des femmes, au moins aussi sage que moi, j’ai pu la quitter en la laissant dans un tel état d’esprit !
Car il avait vu leur cœur de l’intérieur, et c’est là une vision qui ne laisse aucune place pour la haine. Oui, il savait que Vas était un meurtrier au fond de lui-même – mais il se « rappelait » aussi le supplice qu’il avait vécu quand Sevet et Obring l’avaient humilié. Nafai pouvait bien considérer que l’humiliation n’excusait pas l’assassinat, il savait à quoi ressemblait le monde du point de vue de Vas et il lui était désormais impossible de le haïr, il l’empêcherait d’accomplir sa vengeance, naturellement ; mais en même temps, il comprendrait.
Tout comme il comprenait Elemak et la façon dont Elemak le voyait. Si j’avais su ! pensait Nafai ; si j’avais vu ce que j’ai fait pour qu’il me déteste autant !
Ne sois pas stupide. Il détestait ton intelligence. Il détestait le plaisir que tu avais à être intelligent, ton obéissance à ton père et à ta mère, et même la vénération dans laquelle tu le tenais. Il te haïssait d’être ce que tu es, parce que tu es très proche de lui et en même temps très différent. Le moyen d’éviter qu’il te déteste aurait été que tu meures jeune.
Tout cela, Nafai le comprenait, mais cela ne changeait rien. Il aurait voulu que tout fût différent. Ah, qu’il aurait aimé voir Elemak le regarder en disant : « Bien joué, petit frère ! Je suis fier de toi. » Plus que de son père, Nafai avait besoin d’entendre ces mots de la bouche d’Elemak. Et cela n’arriverait jamais. Au mieux, désormais, il obtiendrait son obéissance rétive. Au pire, son cadavre.
« Je ne veux pas le tuer », répéta Nafai, comme une litanie.
Si tu ne le veux pas, tu ne le feras pas.
Alors, ses pensées se tournèrent vers Luet. Ah, Luet, pourquoi ai-je dû attendre de porter ce manteau pour comprendre ce que je t’infligeais ? Tu as essayé de me le dire, d’abord avec amour, puis avec colère, mais le message ne variait pas : Tu me fais mal, tu es en train de perdre ma confiance, arrête, je t’en prie. Mais je n’entendais pas. Je désirais tellement être le meilleur des chasseurs, vivre une vie d’homme parmi les hommes, que j’avais oublié : avant d’en devenir tout à fait un, j’avais eu la chance que tu me prennes la main et m’emmènes au lac des Femmes ; tu ne m’avais pas seulement sauvé la vie, tu m’avais aussi donné ma place auprès de Surâme. Tout ce que je suis, tout ce que j’ai, ma personnalité, mes enfants, je l’ai reçu de tes mains, Luet, et je t’en ai récompensée de manière indigne.
Tu es presque arrivé. Ressaisis-toi.
Nafai recouvra son sang-froid. Il sentit le manteau opérer en lui pour guérir ses paupières rougies par les larmes. Toute trace de chagrin disparut aussitôt de son visage.
Ce sera toujours comme ça ? J’aurai toujours un masque à la place du visage parce que je porte le manteau ?
Seulement si tu le souhaites.
Nafai se « rappela » où Elemak et Mebbekew s’étaient cachés pour lui tendre une embuscade. Vas et Obring, au village, veillaient à ce que nul ne sorte de chez soi. Elya et Meb, l’arc à la main, attendaient Nafai pour le tuer.
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