Sa première idée avait été de les contourner, simplement, sans qu’ils le repèrent. Puis il avait imaginé de passer si vite devant eux qu’ils n’auraient pas le temps de tirer. Mais aucun de ces stratagèmes n’avait d’utilité : il fallait qu’ils se compromettent, il fallait qu’ils exécutent Nafai sans provocation préalable. « Laisse-les m’abattre, dit-il. Aide Meb à bien viser – il n’y arrivera jamais tout seul –, apaise-le, aide-le à se concentrer. Que leurs deux flèches me touchent.
Le manteau n’empêche pas la douleur.
— Mais il me guérira, une fois les flèches extraites, n’est-ce pas ?
Oui. Mais n’attends pas de miracle.
— Tout ce qui se passe en ce moment est miraculeux. Évite qu’Elemak me touche au cœur, si tu es si inquiet. »
Elemak rata le cœur, mais de peu. Nafai avait ralenti la vitesse du paritka afin qu’ils aient le temps de viser, il perçut un instant après Surâme l’effroi que la machine souleva chez eux ; Meb, perdant presque tout sang-froid, faillit jeter son arc et s’enfuir. Mais Elemak ne fléchit pas une seconde ; à mi-voix, il donna un ordre sec qui maintint Meb à son poste, puis ils visèrent et lâchèrent leurs flèches.
Nafai les sentit pénétrer dans son corps, celle d’Elemak au fond de sa poitrine, celle de Meb en travers de son cou. La dernière était la plus douloureuse, la première la plus dangereuse. Toutes deux provoquèrent une souffrance atroce et Nafai faillit perdre conscience.
Réveille-toi. Tu as trop à faire ; ce n’est pas le moment de faire la sieste.
J’ai mal ! J’ai mal ! hurla Nafai en silence.
C’est ton plan, pas le mien.
Mais c’était le seul efficace et Nafai laissa les flèches en place en attendant que le paritka l’amenât au cœur du village. Comme prévu, Vas et Obring furent terrifiés en voyant l’appareil surgir puis s’arrêter en flottant au-dessus de l’aire de réunion, son passager effondré sur le siège, une flèche plantée dans la poitrine, une autre en travers de la gorge.
Luet, appela mentalement Nafai, viens retirer mes flèches ! Il faut que tout le monde constate que je suis tombé dans un piège et que je n’avais pas d’arme. Tu dois jouer ton rôle.
Il vit la scène par les yeux de Luet ; l’étrange intimité qui l’avait presque rendu fou quand il avait reçu le rêve de son père, si longtemps auparavant, était aujourd’hui beaucoup plus supportable, car le manteau le protégeait des aspects les plus déstabilisants des souvenirs enregistrés de Surâme. Il percevait distinctement ce qu’elle voyait, mais très vaguement ce qu’elle ressentait, et presque rien du flot de conscience qui, la première fois, l’avait conduit au bord de la démence.
Il sentit le cœur de Luet se serrer en le voyant et l’effroi que provoqua en elle la vision des flèches plantées dans son corps. Comme elle m’aime ! se dit-il. Saura-t-elle jamais à quel point je l’aime, moi ?
Elle se mit à crier à la cantonade : « Sortez, sortez tous et venez voir ! »
Presque aussitôt, la voix d’Elemak s’éleva au loin : « Restez chez vous !
— Sortez tous ! répliqua Luet. Venez voir : ils ont essayé de tuer mon époux ! »
Tous, adultes et enfants ensemble, sortirent en foule des maisons. Plusieurs poussèrent des hurlements en voyant Nafai percé de flèches.
« Regardez : il n’avait même pas d’arc ! criait Luet. Ils lui ont tiré dessus sans qu’il les ait provoqués !
— C’est faux ! hurla Elemak qui entrait dans le village à grands pas. Je me doutais bien qu’il tenterait un coup fourré de ce genre ! C’est Nafai lui-même qui s’est enfoncé les flèches, pour faire croire à une agression ! »
Zdorab et Volemak se trouvaient maintenant aux côtés de Luet et c’est eux qui retirèrent les flèches ; il fallut briser celle du cou et l’extraire par la pointe. Celle d’Elemak endommagea gravement la poitrine de Nafai en sortant. Il sentit le sang couler à flots des deux blessures ; incapable de parler, il perçut néanmoins la réaction du manteau qui entreprenait de le soigner, d’empêcher les blessures de le tuer.
« Je refuse d’endosser la responsabilité de cette affaire, poursuivit Elemak. Nafai est très doué pour jouer les victimes ! »
Mais personne ne gobait ses mensonges, Nafai s’en rendait clairement compte, sauf peut-être Kokor et Dol, qui n’avaient pas l’esprit très vif et se laissaient facilement berner.
« Aucun de nous ne te croit, dit Volemak. Nafai lui-même savait que tu projetais de l’assassiner.
— Ah oui ? fit Elemak. Alors, s’il est si avisé, pourquoi est-il allé se fourrer dans cette soi-disant embuscade ? »
Nafai transmit mentalement la réponse à son père.
« Parce qu’il voulait que chacun voie vos flèches plantées dans son corps, dit Volemak. Il voulait montrer à tous qui vous êtes et ce que vous êtes, sans laisser la moindre place au doute.
— La plupart d’entre nous le savaient depuis toujours, renchérit Rasa. Nafai n’était pas obligé de subir de telles blessures.
— Ce n’est pas si grave, intervint Luet. Nafai porte le manteau de Surâme. C’est le pilote, désormais. Le manteau est en train de le guérir. Ni Elemak ni Mebbekew ne peuvent plus lui faire de mal. »
Suis-je prêt ? demanda Nafai. La douleur avait considérablement décru.
Presque.
Elemak se rendait clairement compte que plus personne n’était avec lui, sauf Meb, qui n’avait pas le choix. Même Vas et Obring détournaient le regard – inutile d’attendre aucune aide de leur part. De toute façon, il n’en avait jamais espéré de ces deux-là. « Peu importe ce que nous avons fait, déclara-t-il. Nous l’avons fait pour nos enfants et nos épouses – et pour les vôtres aussi ! Avez-vous vraiment envie de partir d’ici ? Y a-t-il un seul d’entre vous qui veuille s’en aller ?
— Personne n’en a envie, répondit Luet. Mais nous savions que c’était prévu depuis le début : nous devions partir pour la Terre. Ce n’était pas un secret. Personne ne t’a menti. »
À cet instant – insulte suprême – Eiadh joignit sa voix à celle de Luet. « Je ne veux pas quitter Dostatok ; mais je préférerais errer à jamais dans le désert si, pour rester, il fallait que meure un homme de bien. »
Elle parlait avec feu et Elemak se sentit brûler de l’intérieur. Ma propre femme, qui me condamne par ses accusations !
« Ah, on est très courageux, aujourd’hui ! cria-t-il. Mais hier, vous étiez d’accord avec moi ! L’un de vous a-t-il pu croire que nous allions préserver notre paix et notre bonheur sans effusion de sang ? Vous le saviez depuis toujours : tant que Nafai resterait libre de fomenter ses petits coups, la rébellion et la dissension régneraient parmi nous ! Le seul espoir de paix que nous ayons, c’est ce que j’ai déjà tenté de faire il y a plus de huit ans ! »
Maintenant.
Nafai se releva. À sa surprise, il se sentit vacillant et pris de vertige. Il s’en « rappela » aussitôt la raison : le manteau puisait son énergie dans son corps quand il y était obligé et le processus de guérison rapide qu’il avait entamé drainait ses forces plus vite que le manteau n’arrivait à les reconstituer grâce à la lumière solaire. Mais il savait aussi que cette faiblesse passagère ne l’empêcherait pas de faire ce qu’il avait à faire.
« Elemak, dit-il, j’ai pleuré tout le long du chemin en venant ici. Ce que tu as voulu me faire me met au supplice. Si seulement tu avais été assez souple pour accepter le plan de Surâme… si tu l’avais fait, je t’aurais suivi avec joie. Mais depuis le début, c’est toi, c’est ta soif de pouvoir qui nous déchire. Si tu n’avais pas comploté avec eux, si tu ne t’étais pas mis à leur tête, crois-tu que les faibles qui t’obéissaient se seraient jamais opposés à Surâme ? Elemak, ne comprends-tu pas que tu t’es entraîné tout seul jusqu’au seuil de la mort ? Surâme œuvre pour le bien de l’humanité et rien ne l’arrêtera. Faut-il que tu meures avant d’en être persuadé ?
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