Mais peut-être la barrière obéit-elle à des règles différentes quand il s’agit d’humains. Si j’essaye avec assez de force, elle me laissera peut-être passer.
Ben voyons, c’est évident ! Tout le système est conçu pour empêcher les humains d’entrer, donc il va te laisser passer, toi, naturellement ! Crétin !
Nafai s’adossa à la barrière pour réfléchir. À sa surprise, au bout d’un instant, elle commença à le faire glisser vers le bas. Ou plutôt, elle faisait glisser ses vêtements, et lui avec. Elle n’avait rien fait de tel avec ses mains. Quand il l’avait touchée à mains nues, il ne les avait pas senties se déplacer.
Non sans mal, il se décolla du mur invisible. La clôture s’accrochait à ses vêtements comme elle avait retenu les pierres, la terre, l’herbe, les larves et le ver. Il existe bien des règles différentes pour les humains, songea Nafai. Ce mur fait la distinction entre moi et mes vêtements.
Pris d’une impulsion subite, il enleva sa tunique, mettant ses bras à nu. Puis, de toutes ses forces, il lança son poing contre la barrière. Il eut l’impression de frapper un mur de brique – mais sa main passa au travers.
Elle avait franchi l’obstacle ! Son poing se trouvait de l’autre côté de la clôture, comme la dernière pierre qu’il avait jetée. Et son bras ne lui transmettait aucune sensation anormale ; il ouvrit le poing, agita les doigts et s’il faisait peut-être un peu plus frais de l’autre côté, il ne ressentait aucune douleur, aucune déformation, aucune anomalie manifeste.
Puis-je suivre ma main de l’autre côté du mur ?
Il poussa sur son bras et parvint à l’enfoncer lentement jusqu’à l’épaule. Mais quand sa poitrine toucha la barrière, il se retrouva bloqué ; il se tourna pour trouver un meilleur angle de pénétration, sa tête entra en contact avec la barrière et il ne put continuer.
Et si j’étais coincé pour toujours – moitié d’un côté, moitié de l’autre ?
Pris de peur, il recula ; son bras suivit sans difficulté. Il sentait bien une vague résistance, mais aucune douleur et rien n’accrochait sa peau pour le retenir. Quelques secondes plus tard, il était libre.
Il se palpa le bras et la main qu’il venait de dégager et ne leur trouva rien d’anormal. Quel que fût le principe qui empêchait la vie de se développer de l’autre côté, il ne l’avait pas tué, pas encore, du moins ; si c’était un poison, il n’avait pas d’effet immédiat ; en tout cas, la barrière n’était pas en cause.
Il repassa mentalement les règles qu’il avait apprises pour traverser le mur. La peau devait être nue ; il fallait frapper la barrière avec une certaine force ; et s’il voulait passer tout entier, son corps devait la heurter d’un bloc.
Il se déshabilla complètement, plia ses vêtements et les posa sur son arc et ses flèches ; puis il entassa quelques pierres par-dessus afin que le vent ne les emporte pas et fit le vœu d’en retrouver l’usage.
Il envisagea un instant de se jeter de face contre le mur, mais l’idée ne lui souriait pas : en y projetant le poing, il avait eu l’impression de frapper un mur et il n’avait pas envie de réitérer l’expérience avec le visage ni avec le bas-ventre. Certes, de dos, ce ne serait pas non plus un plaisir, mais de deux maux, c’était encore le moindre.
Il longea la barrière jusqu’à une butte aux versants escarpés qu’il escalada ; au sommet, il prit plusieurs inspirations profondes, murmura un adieu à sa famille et se jeta dans la pente en courant. Au bout d’un moment, il perdit la maîtrise de sa course, mais, à l’approche de la muraille, il planta un talon en terre afin d’imprimer à son corps une rotation qui devait le précipiter à plat dos contre la barrière, il y parvint, mais pas à plat. Ses fesses franchirent l’obstacle en premier, puis, en ralentissant, ses cuisses et son torse jusqu’aux épaules. Ses bras et sa tête restèrent à l’extérieur de la clôture pendant que ses pieds, finissant de traverser, tombaient brusquement de l’autre côté. Il eut mal aux talons, mais c’était le cadet de ses soucis : il était coincé, le corps à l’intérieur de la barrière, les bras et la tête dehors.
Il faut que je ressorte, se dit-il, et que je recommence.
Trop tard. Durant les dernières secondes qu’il fallut à son corps pour perdre toute énergie cinétique, ses épaules avaient franchi le mur. Il était bloqué comme la fois précédente, incapable d’obliger son corps à suivre ses bras. Mais la différence majeure, cette fois, c’est que sa tête se trouvait à l’extérieur de la barrière et que son menton et ses oreilles semblaient peu disposés à passer à l’intérieur. Pis, il n’arrivait même pas à tirer ses bras vers lui : pour cela, il lui aurait fallu peser de tout son corps et son menton qui accrochait la barrière l’en empêchait.
On n’a jamais dû inventer une façon plus débile de mourir, se dit Nafai.
Une seconde ; il faut que j’essaye de me rappeler mes cours de géométrie, pensa-t-il, et d’anatomie aussi. Ma mâchoire fait peut-être un angle trop aigu avec mon cou pour que ça passe, mais au sommet de mon crâne, il y a une courbe lisse et continue. Alors, si je pousse le menton en avant tout en tirant la tête vers l’arrière… en espérant ne pas m’arracher les oreilles au passage… mais bon, elles peuvent se rabattre, non ?
Lentement, laborieusement, il renversa la tête et la sentit s’enfoncer dans le mur. Ça marche, se dit-il. Ensuite, les bras, ce ne sera qu’un jeu d’enfant.
Soudain, sa tête fut de l’autre côté, visage compris. Seuls ses bras saillaient encore à l’extérieur.
Il avait pensé les retirer tout de suite après un bref instant de repos, mais tandis qu’il récupérait en haletant, il s’aperçut que son besoin d’air ne faisait qu’augmenter et devenait même critique. Il suffoquait alors qu’il aspirait à grands traits l’atmosphère aux étranges odeurs qui l’entourait.
Une atmosphère curieusement parfumée, sèche et fraîche, qui ne fournissait pas d’oxygène… En même temps que l’envahissait la terreur de l’asphyxie, son esprit rationnel comprit ce dont il aurait dû se douter depuis le début : si rien ne vivait de ce côté de la barrière, c’est parce qu’on n’y trouvait pas trace d’oxygène. Cette zone était conçue pour éliminer toute décomposition – qui, pour sa plus grande part, la plus rapide en tout cas, dépend de la présence d’oxygène, ou d’oxygène et d’hydrogène unis pour former de l’eau. La vie y était impossible ; donc il n’y avait pas de microbes, agents de décomposition, pas d’eau sous aucune forme, vapeur, glace ou liquide, pas d’oxydation des métaux. Et si l’atmosphère était également inapte à entretenir les formes de vie anaérobies, il ne restait plus grand-chose dans les limites de la barrière pour alimenter la corruption, à part la lumière solaire, les radiations cosmiques et la désintégration atomique. Cette clôture avait été mise en place pour conserver intact quarante millions d’années durant tout ce qui se trouvait dans son périmètre.
Cette soudaine compréhension de la fonction de la barrière n’apporta aucun réconfort à Nafai, car ce n’était pas son esprit rationnel qui était aux commandes, pour l’instant. À peine se fut-il aperçu qu’il ne parvenait pas à respirer que ses mains, toujours coincées dans la clôture, se mirent à griffer dans le vide pour lui faire traverser le mur dans l’autre sens. Mais il se retrouvait exactement dans la même situation qu’avant, à l’extérieur, où un seul de ses bras avait franchi la barrière, il pouvait enfoncer les bras dans la barrière, mais quand sa figure et sa poitrine entraient en contact avec elle, il était bloqué, il touchait l’air respirable de l’extérieur avec les mains, mais c’était tout.
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