C’était trop artificiel. Ce phénomène indiquait sans doute l’existence d’une nouvelle barrière, d’une autre frontière d’un type différent, qui excluait toute forme de vie, qui tuait peut-être tout ce qui la franchissait. Fallait-il que Nafai la traverse ?
« Y a-t-il une entrée quelque part ? » demanda-t-il à Surâme.
Pas de réponse.
Il s’avança prudemment vers la barrière. Quand il en fut tout près, il tendit une main.
La frontière était peut-être invisible, mais pas intangible. Il appuya la main dessus et la sentit glisser sous sa paume, comme si elle était légèrement visqueuse et en mouvement constant. Mais en un sens, cette matérialité avait quelque chose de rassurant : si la barrière empêchait les êtres vivants de passer, peut-être ne possédait-elle pas de mécanisme destiné à les tuer ?
Puis-je la franchir ? Si les humains ne peuvent pas dépasser cette limite, à quoi sert de placer une barrière mentale si loin avant ? Bien sûr, c’était peut-être simplement une façon d’empêcher les hommes de voir cette frontière nette et d’en faire naître une légende qui, trop répandue, attirerait malencontreusement l’attention sur cette zone. Mais il était tout aussi possible, du moins Nafai le supposait, que la barrière répulsive fût destinée à écarter les humains parce qu’un homme résolu pouvait fort bien franchir la barrière matérielle. Une clôture extérieure pour les humains et une autre, intérieure, pour les animaux. Logique.
Naturellement, n’était pas forcément exact ce qui semblait logique à Nafai. Il envisagea même un instant de retourner à Dostatok raconter à ses compagnons ce qu’il avait découvert, afin qu’ils explorent l’Index en quête d’un moyen de franchir la barrière.
Mais après tout, cette idée de rentrer à Dostatok était peut-être le signe que la barrière agissait sur son esprit et tentait de le pousser à trouver des prétextes pour s’en aller. Et peut-être aussi possédait-elle une sorte d’intelligence, la capacité d’apprendre, auquel cas elle ne se laisserait plus berner : la prochaine fois, l’astuce qui consistait à se concentrer sur le besoin urgent de trouver à manger pour les babouins en oblitérant le but véritable, le franchissement de la barrière, cette astuce-là ne marcherait plus. Non, seul il était, et seul il devait prendre une décision.
Tu vas te faire tuer.
Qu’était-ce donc ? Surâme qui lui parlait à l’esprit ? Ou bien la barrière ? Ou encore sa propre peur ? Quelle qu’en fût la source, cette crainte n’avait rien d’irrationnel, il le savait. Au-delà de la clôture, rien ne vivait ; il devait bien y avoir une raison à cela. Pourquoi se croire l’exception, le seul être vivant à pouvoir traverser indemne ? Après tout, quand la barrière avait été installée, il devait se trouver des plantes de part et d’autre, et même si elle était infranchissable, la vie aurait dû se maintenir des deux côtés. Quarante millions d’années d’évolution auraient éventuellement rendu la flore et la faune très différentes de chaque côté, mais la vie aurait dû se perpétuer. L’isolement seul ne pouvait réduire toute vie à néant avec une perfection aussi brutale.
Tu vas te faire tuer.
Peut-être, répondit Nafai avec défi. Peut-être que je mourrai. Mais Surâme nous a conduits ici dans un but précis : nous ramener sur Terre. Même impuissant à désigner franchement Vusadka, ou à en parler aux humains en tout cas, c’est quand même forcément à cause de Vusadka qu’il nous a guidés jusqu’ici, tout près. Alors, d’une façon ou d’une autre, il faut que nous franchissions cette barrière.
Oui, mais ici, il n’y a pas de « nous ». Il n’y a que moi. Et si je n’arrive pas à passer, il est bien possible que personne ne revienne jamais. Si j’échoue, très bien, on essayera de trouver un autre moyen d’entrer. Et si je réussis à franchir la barrière et que quelque chose me tue de l’autre côté, eh bien, au moins, les autres sauront en ne me voyant pas revenir qu’ils doivent faire attention en cherchant à pénétrer dans cette zone.
En ne me voyant pas revenir…
Il pensa à ses enfants – Chveya, taciturne et douée ; Jatva, sage et bienveillant ; Motiga, espiègle ; Izuchaya, vive, éveillée ; et les petits jumeaux, Serp et Spel. Puis-je les laisser orphelins ?
Oui, s’il le faut. Oui, parce qu’ils auront Luet pour mère, Shuya et Issya qui l’aideront, de même que Père et Mère. Je les abandonnerai s’il le faut, parce que cela vaut mieux que de revenir auprès d’eux en ayant renoncé au but de notre existence, sans autre raison que la peur de ma propre mort.
Il poussa sur la barrière. Apparemment, elle ne cédait pas sous sa main. Plus il appuyait, plus elle semblait glisser sous la pression. Pourtant, malgré cette sensation, sa main ne se déplaçait ni à droite ni à gauche, non plus que vers le haut ou vers le bas. De fait, l’adhérence paraissait presque parfaite : en poussant vers l’intérieur, il était incapable de mouvoir en même temps sa main sur la surface, même si cette surface donnait l’impression affolante de glisser dans tous les sens.
Il se recula, ramassa une pierre et la lança en chandelle vers la barrière. Elle heurta le mur invisible, y demeura collée un instant, puis se mit à tomber lentement vers le sol.
Soudain, Nafai comprit : Ce truc-là n’a rien d’un mur, si c’est capable de bloquer une pierre avant de la laisser redescendre si lentement. Qui sait s’il ne perçoit pas la nature de ce qui l’a heurté et s’il ne réagit pas différemment selon qu’il s’agit d’une pierre ou, disons, d’un oiseau ?
Nafai arracha une motte d’herbe et constata avec satisfaction qu’elle renfermait plusieurs larves et un ver de terre. Il la jeta vers la barrière.
Cette fois encore, elle y resta collée un instant, puis se mit à glisser vers le bas. Mais tout ne descendit pas à la même vitesse : la terre tomba la première, nettement séparée des racines. Ensuite, ce fut le tour de la matière végétale, qui ne laissa sur la barrière que les larves et le ver de terre. Enfin, eux aussi se mirent à glisser vers le sol.
La clôture est capable de faire la distinction entre les éléments qui la touchent, se dit Nafai. Elle fait la différence entre l’inerte et le vivant, entre le végétal et l’animal. Pourquoi pas entre l’humain et le non-humain ?
Il regarda ses vêtements. Qu’est-ce que la barrière en penserait ? Il ignorait comment elle percevait la nature de ce qui la heurtait ; peut-être sentirait-elle qu’il était humain avant même qu’il ne la touche. Mais il existait une petite chance que ses vêtements camouflent un peu sa nature. Naturellement, il n’avait aucun moyen de savoir si c’était bénéfique ou non.
Il ramassa une nouvelle pierre ; cette fois, il ne la lança pas en douceur, mais de toutes ses forces. Comme la précédente, elle resta collée sur la clôture.
Non : pas dessus, mais dedans ! En appuyant ses mains, Nafai constata que la pierre qui commençait à descendre s’était enfoncée, enchâssée dans la barrière.
Il tira sa fronde de sa ceinture, plaça un caillou dans la poche, le fit tournoyer énergiquement et le projeta à toute vitesse sur la barrière, il s’y colla et, l’espace d’un instant, Nafai crut qu’il allait se comporter comme les deux précédents.
Non : le caillou resta une seconde immobile, puis tomba de la barrière, mais de l’autre côté !
Il était passé ! L’élan avait été suffisant et il était passé ! La barrière l’avait tellement ralenti que l’entreprise avait failli échouer, mais il avait conservé juste ce qu’il fallait de vitesse pour traverser. Le seul problème, c’est que Nafai ne voyait pas comment se projeter contre la barrière avec une force comparable – même de moitié – à celle de la pierre. Et en admettant qu’il y arrive, l’impact risquerait de le tuer.
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