— Ils n’auront qu’à jouer dehors, répondit Nafai, sauf les jumeaux, évidemment ; mais on pourra sans doute les confier à Shuya et dormir un peu.
— À moins que nous ne nous reposions à tour de rôle, pour éviter de les imposer à quelqu’un d’autre.
— À tour de rôle ? Ce n’est pas drôle !
— Nafai, c’est de dormir que j’ai envie. Mais comment se fait-il donc que les hommes ne soient jamais assez fatigués pour arrêter de penser à ça ?
— Les hommes qui arrêtent de penser à ça, comme tu dis si joliment, sont des eunuques ou des cadavres.
— Il faut mettre tes parents au courant du rêve de Chveya, reprit Luet.
— Il faut même mettre tout le monde au courant.
— Je ne crois pas. Ça éveillerait trop de jalousies.
— Allons, à part toi, qui va se soucier de savoir quel enfant a été le premier à faire de vrais rêves ? »
Mais en prononçant ces mots, il sut que tous les parents s’en soucieraient et qu’elle avait raison de vouloir éviter les rancœurs.
Luet lui fit une grimace. « Tu es tellement au-dessus de toute jalousie, ô mon noble époux, que ça me rend jalouse !
— Excuse-moi, dit-il.
— Et par ailleurs, ce ne serait pas bon pour Chveya d’en faire toute une histoire. Regarde l’effet sur Dza de la grande cérémonie qu’on a faite pour son anniversaire – elle jouait déjà les grands chefs avec les autres enfants, ça inquiétait Shuya, et tous ces chichis n’ont rien arrangé.
— Je la vois parfois obliger ses camarades à exécuter des tâches grotesques et ça me donne envie de la gifler à lui en faire tinter les oreilles, dit Nafai.
— Mais Dame Rasa dit que…
— Qu’il faut laisser les enfants libres d’établir leur propre société et d’affronter la tyrannie à leur façon, je sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si elle a raison. Après tout, sa théorie de l’éducation n’était appliquée que dans le cocon protecteur de Basilica. Ne faut-il pas voir dans nos propres conflits au début du voyage le résultat de cette attitude ?
— Non, répliqua Luet. Notamment parce que ceux qui ont causé le plus d’ennuis sont ceux qui ont passé le moins de temps à suivre l’instruction de Dame Rasa, à savoir Elemak et Mebbekew, qui ont quitté l’école dès qu’ils ont eu l’âge de décider par eux-mêmes, ainsi que Vas et Obring, qui n’ont jamais été de ses élèves.
— Ce n’est pas tout à fait exact, ma réductionniste chérie, car Zdorab est le meilleur d’entre nous et il n’a jamais étudié chez elle, tandis que Kokor et Sevet, ses propres filles, sont aussi mauvaises que les pires d’entre nous.
— Ça ne fait que confirmer ma thèse, puisqu’elles ont fait leur scolarité chez Dhelembuvex et non chez ta mère. De toute façon, Zdorab est une exception en tout. »
À ce moment-là, les jumeaux, Serp et Spel, entrèrent dans la cuisine de leur pas vacillant, ce qui mit un terme à toute conversation sérieuse.
Quand enfin les parents trouvèrent un répit assez long pour faire la sieste, leurs activités les avaient si bien réveillés qu’ils n’avaient plus envie de dormir. Aussi se rendirent-ils chez Volemak et Rasa pour discuter du rêve de Chveya.
Ils croisèrent en chemin un groupe de grands qui se mesuraient à la fronde. Ils s’arrêtèrent un moment, surtout pour voir comment se débrouillaient leurs deux aînés, Jatva et Motiga. Les garçons s’aperçurent naturellement de leur présence et se mirent aussitôt en devoir d’impressionner leurs parents ; ce n’étaient cependant pas leurs prouesses à la fronde qui intéressaient le plus Luet et Nafai, mais leur attitude avec leurs camarades. Motiga, comme de juste, jouait les mouches du coche – douloureusement conscient d’être plus jeune que les autres, il usait de plaisanteries et de pitreries idiotes pour essayer de se faire accepter dans le groupe. Jatva, par contre, plus âgé, avait sa place de plein droit, mais c’était sa docilité qui inquiétait ses parents : il avait l’air de vénérer Proya, petit coq de village vaniteux qui ne méritait pas un tel respect.
Une scène typique se déroula sous leurs yeux : Xodhya reçut au bras une pierre projetée par Motya, qui maniait sa fronde de façon un peu trop désinvolte. Ses yeux s’emplirent aussitôt de larmes et Proya se moqua de lui : « Tu ne seras jamais un homme, Xodhya ! Tu seras toujours à ça d’y arriver ! » ajouta-t-il en écartant à peine le pouce et l’Index. C’était un jeu de mots sur son nom, évidemment, et plutôt astucieux, mais cruel aussi, qui ne fit qu’accroître la détresse de Xodhya. Puis, sans qu’aucun des garçons y prête vraiment attention, Xodhya se tourna dans son malheur vers Jyat, qui plaça spontanément son bras sur son épaule en apostrophant Motya, son petit frère : « Fais attention avec ta fronde, cervelle de singe ! »
C’était une réaction simple, instinctive, mais Luet et Nafai échangèrent un sourire. Non seulement Jatva réconfortait Xodhya sans un soupçon de condescendance, mais il détournait aussi l’attention générale de sa douleur et de ses larmes naissantes en jetant le blâme à qui le méritait, à Motya le négligent, le tout sans effort et avec élégance, sans remettre en cause le moins du monde l’autorité de Proya sur les garçons.
« Quand donc Jyat s’apercevra-t-il que c’est vers lui que les autres se tournent quand ils ont des ennuis ? demanda Nafai.
— S’il remplit si bien ce rôle, c’est peut-être parce qu’il ignore qu’il le remplit.
— Je l’envie. Si seulement j’avais su faire comme lui !
— Ah ? Et pourquoi n’as-tu pas su ?
— Allons, tu me connais, Luet. J’aurais hurlé à Protchnu que ce n’était pas juste de se moquer de Xodhya alors que c’était la faute de Motya, et qu’il pleurerait lui aussi, si la même chose lui était arrivée.
— Tout cela serait exact, naturellement.
— Oui, mais je me serais fait un ennemi de Protchnu. » Nafai ne jugea pas utile d’en décrire les conséquences. Luet ne les avait-elle pas assez souvent subies en vivant avec lui ?
« Tout ce qui compte à mes yeux, c’est que notre Jatva jouit de l’affection des garçons et qu’il le mérite, dit Luet.
— Si seulement Motya pouvait en prendre de la graine !
— Motya est encore un bébé ; on ne peut pas prévoir sa personnalité future, sinon qu’elle sera braillarde, ostentatoire et encombrante. Mais celle que j’aimerais voir prendre exemple sur Jatva, c’est Chveya.
— Ma foi, chaque enfant est différent », dit Nafai. Il se retourna et, quittant le terrain d’exercice à la fronde, emmena Luet vers la maison de son père et de sa mère. Mais il comprenait bien le regret de Luet : la solitude de Chveya, son isolement des autres enfants leur causaient bien des soucis ; seule de la communauté, elle était complètement retranchée et ses parents ne comprenaient pas pourquoi, parce qu’en toute franchise, elle ne faisait rien pour se mettre ses camarades à dos. Elle n’avait aucune place dans leurs petites hiérarchies ; ou bien, si elle en avait une, elle la refusait. Quelle ironie, se dit Nafai : nous nous inquiétons de ce que Jatva accepte trop bien un rôle subalterne, et nous nous inquiétons en même temps du refus de Chveya de se plier à un rôle semblable ! Peut-être que notre vœu secret, c’est que nos enfants dominent les autres ! Je souhaite peut-être voir mes propres ambitions se réaliser en eux ; mais ce serait malsain et je dois me satisfaire de ce qu’ils sont.
Luet avait dû suivre les mêmes lignes de réflexion, car, rompant le silence, elle fit observer : « Ils tracent tous deux leur chemin parmi les taillis de la société humaine et ils ne s’en tirent pas mal. Nous ne pouvons en fait que les observer et leur donner des indications de temps en temps. »
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