Dans le même temps que Dazya s’était forgé un royaume parmi les petits et les filles aînées, Proya – fils aîné d’Elemak et Deuxième Garçon – s’était fait prince parmi les princes. Il était le seul à pouvoir se moquer de Dazya et rire des règles qu’elle imposait, et tous les garçons les plus âgés le suivaient. Naturellement, Dazya les frappait d’ostracisme, ce qui les laissait indifférents car c’étaient les jeux et les faveurs de Proya qu’ils recherchaient. Mais ce qui faisait le plus enrager Dazya, c’était que Xodhya, son propre frère, se joignait à Proya et se servait du pouvoir de son aîné comme d’un bouclier pour assurer son indépendance envers l’autorité de sa sœur. Jyat, le petit frère de Chveya, et parfois même Motya, plus jeune d’un an que Jyat, se ralliaient régulièrement à Proya, mais cela ne dérangeait nullement Chveya, car c’était une humiliation supplémentaire pour Dazya.
Naturellement, durant les périodes où l’affrontement faisait rage, Chveya se joignait aux filles aînées pour railler et rembarrer, alternativement, les garçons rebelles, mais au fond de son cœur, elle ne rêvait que de faire partie du royaume de Proya. Là au moins, on jouait à des jeux merveilleux et violents de chasse et de mort. Elle était même prête, si les garçons voulaient bien l’inviter, à endosser le rôle du cerf, à les laisser la chasser et lui tirer dessus avec leurs flèches épointées ; ah, si seulement elle pouvait s’intégrer à eux au lieu de rester pitoyablement coincée dans le domaine de Dazya ! Mais quand, à mots couverts, elle fit part de son désir à son frère Jyat, il fit mine d’être pris de nausées et de vomissements et elle abandonna cette idée.
Ceux qu’elle enviait le plus, toutefois, c’étaient Okya et Yaya, les deux fils de Grand-Mère et Grand-Père ; Okya détenait la place de Premier Garçon et Yaya celle de Quatrième. Ils auraient pu sans mal déloger Proya de sa position dominante parmi les garçons, surtout parce qu’ils agissaient toujours ensemble et auraient pu soumettre tous les autres à l’aide de quelques corrections. Mais ils ne s’en donnaient jamais la peine ; ils participaient aux jeux de Proya quand l’envie les en prenait, sans se soucier de savoir qui était le chef. Car ils se considéraient comme des adultes, non des enfants. « Nous, on est de la même génération que vos parents », avait un jour déclaré Yaya à Chveya d’un ton hautain. Sur quoi elle lui avait fait remarquer qu’il était bien plus petit qu’elle et qu’il avait encore un houÿ riquiqui comme celui d’un lièvre, ce qui avait déclenché les rires des autres, malgré le respect que leur inspirait Yaya. Lui, de son côté, s’était contenté de lui lancer un regard de souverain mépris avant de s’éloigner. Mais par la suite, Chveya avait noté qu’il ne faisait plus pipi devant tout le monde.
Lorsqu’elle se voulait entièrement honnête avec elle-même, Chveya devait reconnaître que son isolement fréquent venait de ce qu’elle était incapable de tenir sa langue. Si elle voyait quelqu’un se montrer brutal, injuste ou égoïste, elle le déclarait ; elle en faisait autant s’agissant d’actes nobles, généreux ou délicats, mais cela ne comptait pas : les louanges tombaient vite dans l’oubli, tandis que les égratignures d’amour-propre restaient vivaces. Ainsi, Chveya n’avait pas de vrais amis parmi les enfants ; ils étaient trop occupés à passer de la pommade à Dazya ou à Proya pour lui témoigner une véritable amitié, tous sauf Okya et Yaya, naturellement, plus arrogants encore et plongés dans la contemplation de leur nombril de soi-disant adultes.
C’est à huit ans, quand elle constata le peu d’intérêt que tout le monde, à part ses parents, portait à son anniversaire, surtout après les chichis démesurés qu’on avait faits pour celui de Dazya, qu’elle perdit tout espoir de gagner une reconnaissance quelconque dans le monde. Ne suffisait-il pas que Dazya domine tout un chacun de manière aussi scandaleuse ? Pourquoi fallait-il encore que les adultes fassent de son anniversaire une si grande fête ? Naturellement, Père le lui avait expliqué, la fête n’était pas en l’honneur de Dza elle-même, elle célébrait plutôt la naissance de la nouvelle génération, la sienne – mais quelle importance, la façon dont les adultes considéraient cette débauche ? Le fait demeurait que par cette fête, ils avaient conforté l’autorité tyrannique de Dazya sur les autres enfants, en allant jusqu’à lui conférer un ascendant passager sur Proya lui-même, tandis qu’Okya et Yaya avaient boudé pendant toutes les festivités après s’être fait rejeter parmi les enfants : terrible humiliation, puisqu’ils ne faisaient pas partie de la nouvelle génération. Comment les adultes avaient-ils pu intervenir de façon aussi insouciante et dévastatrice dans la hiérarchie des enfants ? Ils ne considéraient pas que les petits menaient une véritable vie, voilà l’impression que cela donnait.
C’est à ce moment que Chveya avait eu la profonde intuition que le monde des adultes et celui des enfants étaient probablement identiques dans leur fonctionnement ; mais les enfants restaient subordonnés aux grandes personnes. Cela avait commencé par une conversation avec sa mère qui lui peignait les cheveux après son bain. « Les garçons, plus ils sont petits, plus ils sont dégoûtants », avait déclaré Chveya en pensant à Motya, son second frère qui venait de découvrir l’émoi qu’il pouvait déclencher en se curant le nez et en se mouchant dans les vêtements de ses sœurs, pratique que Chveya n’avait pas l’intention de tolérer, que la victime en soit elle-même ou la petite Zuya qui ne pouvait pas se défendre.
« Ce n’est pas forcément vrai, avait répondu Luet. Ils trouvent simplement des manières différentes d’être dégoûtants en vieillissant. »
Mère avait pris un ton désinvolte, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie, mais pour Chveya, ç’avait été un grand moment d’illumination. Elle tenta d’imaginer Obring, par exemple, le père de Krassya, en train de se curer le nez et de se moucher sur Mère et comprit que ça ne tenait pas debout. Mais il y avait peut-être d’autres choses, des choses d’adultes, qu’Obring pouvait se permettre. Il faut que je le surveille pour apprendre ce que c’est, se dit Chveya.
Elle ne douta pas un instant du choix d’Obring comme sujet d’observation : elle avait souvent remarqué l’impatience que manifestait Mère lorsqu’Obring prenait la parole pendant les réunions. Elle n’éprouvait aucun respect pour lui ; Père non plus d’ailleurs, mais c’était moins flagrant. Donc, si un adulte, un homme, devait illustrer un exemple de comportement dégoûtant, ce ne pouvait être qu’Obring.
Désormais, Chveya concentrait son attention sur les adultes qui l’entouraient afin de déceler la Dazya chez les mères et le Proya chez les pères. En cours d’investigation, elle commença à comprendre des choses qu’elle n’avait jamais comprises auparavant. Le monde n’était pas aussi simple et limpide qu’elle l’avait cru.
La révélation la plus bouleversante lui vint le jour où elle parla de mariage avec ses parents. Il lui était apparu depuis peu que les enfants finiraient tous par grandir et s’apparier les uns avec les autres pour avoir des bébés et relancer tout le cycle – tout cela à cause d’une infâme remarque de Toya à propos de ce que Proya avait envie de faire, au fond, à Dazya. Pour Toya, ce n’était qu’une horrible obscénité, mais Chveya avait compris qu’au contraire, il s’agissait sans doute d’une prophétie. Proya et Dazya ne formeraient-ils pas un couple parfait ? Proya serait à l’image d’Elemak et Dazya lui sourirait probablement avec une dévotion totale comme Eiadh à Elemak. À moins que Dazya ne ressemble à Hushidh, sa mère, tellement plus forte que son mari Issib qu’elle le portait et le baignait comme un bébé ? À moins encore que Proya et Dazya ne poursuivent leur lutte pour la suprématie tout au long de leur vie, chacun s’efforçant de dresser leurs propres enfants contre l’autre ?
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