Ce n’est qu’au moment où Luet remontait les couvertures sur elle dans son lit que Chveya parvint à poser la question qui la rongeait : « Mère, si jamais tu ne reconduis pas ton mariage avec Père, qui sera notre nouveau père, alors ? »
Aussitôt, le visage de Mère prit une expression compréhensive et compatissante. « Oh, Veya, ma petite couturière, c’est donc ça qui t’inquiète ? Mais nous nous sommes débarrassés de ces pratiques en quittant Basilica. Les mariages sont définitifs, maintenant. Ils durent jusqu’à la mort. Père sera toujours le père de notre famille, je serai toujours ta mère, et voilà tout. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. »
Bien rassurée, Chveya se prépara à s’endormir. Plusieurs pensées lui vinrent tandis qu’elle s’assoupissait : ça devait être horrible de vivre à Basilica sans jamais savoir avec qui ses parents allaient se marier d’une année sur l’autre – autant habiter dans une maison où le plancher deviendrait le plafond du jour au lendemain ! Et puis : Je suis la première de la nouvelle génération à rêver de rats géants, et c’est tellement merveilleux, je ne sais pas pourquoi, que je dois être fière de moi ; si j’avais su, j’aurais rêvé plus tôt de rats géants. Et encore : Rokya est le seul garçon qui ne soit apparenté à personne, donc c’est celui qu’il faut que j’épouse, alors je l’épouserai, et là, Dazya verra qui est la meilleure !
Nafai et Luet dormirent peu cette nuit-là. Chacun s’était arrêté sur un aspect différent du rêve de Chveya. Pour Luet, l’important, c’était qu’un des enfants avait enfin manifesté un des talents que Surâme avait cherché à obtenir par sélection. C’était de la vanité, elle le savait, mais elle trouvait normal que l’aînée de la sibylle de l’eau soit la première à faire un rêve significatif. L’impatience la taraudait de plonger sa fille dans l’eau de la rivière, afin de savoir si elle pouvait apprendre à sombrer volontairement dans l’état de sommeil qui déclenchait les vrais rêves, comme Luet elle-même s’y était astreinte.
Pour Nafai, par contre, ce qui comptait, c’était qu’après un si long silence quelqu’un avait reçu un message. Et ce message, tout vague et imprégné de perplexité enfantine qu’il fût, provenait néanmoins du Gardien de la Terre, ce qui, d’une façon confuse, lui donnait plus d’importance que s’il venait de Surâme.
Après tout, ils discutaient constamment avec Surâme par le biais de l’Index. Cependant, celui-ci ne donnait accès qu’à la mémoire de Surâme ; il ne leur permettait pas de sonder ses plans, de découvrir ce que Surâme attendait exactement d’eux cette année ou la suivante. Pour cela, ils devaient attendre, comme toujours, que Surâme jette les bases de ses projets sous forme de rêve ou d’une voix jaillissant dans leur esprit. Il y avait des années qu’ils vivaient à Dostatok et Surâme ne s’était manifesté par aucun rêve, aucune voix ; le seul message que l’Index leur répétait, par-delà les recherches qu’ils effectuaient dans sa mémoire, c’était : Ne bougez pas et attendez.
Mais le Gardien de la Terre ne participait ni d’un plan ni d’un programme de Surâme ; il envoyait ses rêves par-delà les années-lumière depuis la Terre elle-même. Il était impossible de conjecturer le dessein du Gardien ; les rêves qu’il transmettait semblaient se mêler aux préoccupations de celui qui les recevait, comme dans le cas de Chveya et de son cauchemar de rats. Pourtant, certains thèmes étaient récurrents : Hushidh n’avait-elle pas vu elle aussi les rats comme des ennemis qui s’en prenaient à sa famille ? Cela semblait indiquer que ces rats géants poseraient un problème sur Terre – bien que certains autres rêves aient montré les rats et les anges de la Terre unis aux hommes par des liens d’amitié égalitaire. Qu’il était difficile de débrouiller tout cela ! Mais il demeurait une certitude : les rêves du Gardien de la Terre n’avaient pas cessé, et peut-être quelque chose allait-il arriver, le début de l’étape suivante du voyage, qui sait ?
Car Nafai s’impatientait. Comme tous les autres, il aimait la vie à Dostatok, mais il ne pouvait oublier que ce n’était pas là le but de leur voyage. Une mission les attendait encore, une expédition à travers l’espace jusqu’à la planète d’origine de l’humanité, le retour des hommes chez eux au bout de quarante millions d’années, et Nafai était sur des charbons ardents. La vie à Dostatok avait beau être douce, il la trouvait trop repliée sur elle-même, trop bien ordonnée. Tout semblait s’être arrêté et Nafai n’appréciait pas cette impression que l’avenir était déjà fixé, que plus rien ne bougerait hormis les changements prévisibles du vieillissement.
Surâme, dit-il en silence, maintenant que le Gardien de la Terre s’est réveillé, vas-tu te réveiller aussi ? Vas-tu nous mettre en route pour la prochaine étape de notre voyage ?
Nafai sentait avec acuité la différence de sa réaction et de celle de Luet au rêve de Chveya. L’attitude de Luet lui inspirait à la fois dédain et envie ; dédain, parce qu’apparemment elle avait rétréci les frontières de son monde à celles de Dostatok : elle ne s’intéressait presque plus qu’aux enfants – ce rêve indiquait peut-être qu’ils allaient devenir des visionnaires – et surtout à la merveilleuse surprise de constater que Chveya était la première à faire de vrais rêves. Quelle importance auprès de cette constatation : enfin le Gardien de la Terre se réveillait ? Et pourtant, il lui enviait cet enracinement dans la réalité de Dostatok ; elle était bien plus heureuse que lui, comment ne pas s’en apercevoir ? Justement parce que son monde gravitait autour des enfants, de la famille, de la communauté. Je vis dans un monde plus vaste, mais j’y vis moins enraciné ; le sien est plus restreint, mais elle peut le transformer et se transformer elle-même bien plus que moi.
Je ne peux pas devenir ce qu’elle est, pas plus qu’elle ce que je suis. Les individus ont toujours eu plus d’importance pour elle que pour moi. C’est ma faiblesse, ce défaut de conscience des sentiments d’autrui. Si j’avais eu le même don d’observation et d’empathie qu’elle, je n’aurais peut-être pas été maladroit au point de me faire haïr par mes frères, et notre histoire aurait été différente ; Elya et moi serions restés amis. Mais non ; même si Elemak manifeste du respect pour mes talents de chasseur et qu’il m’écoute au conseil, il n’y a pas d’intimité entre nous ; il se méfie de moi, il guette le moindre indice que je chercherais à le remplacer. Luet, au contraire, n’éveille aucune jalousie parmi les femmes ; sibylle de l’eau, elle aurait pu facilement concurrencer Mère dans la hiérarchie des femmes, tout comme Elemak se pose en rival de l’autorité de Père et comme je suis le rival d’Elemak ; et pourtant, on ne sent aucune dissension entre elles. Elles sont unies. Pourquoi Elemak et moi n’aurions-nous pu en faire autant, ou bien Elemak et Père ?
Il nous manque peut-être quelque chose, à nous les hommes, ce qui nous empêche de nous rapprocher et d’unir nos âmes. C’est une affreuse carence, dans ce cas. Quand je vois combien Luet est proche des autres femmes, même de celles qu’elle n’apprécie que modérément, combien toutes sont proches des enfants, et puis que je vois ensuite comme je suis coupé, moi, des autres hommes, je me sens terriblement seul.
Sur ces réflexions, Nafai s’endormit enfin, quelques heures seulement avant l’aube, et quand il se leva, il découvrit une Luet aussi fatiguée que lui par une nuit trop courte, qui dormait debout en touillant la bouillie d’avoine du matin. « Et en plus, il n’y a pas d’école aujourd’hui, dit-elle ; ça veut dire qu’on a tous les enfants sur les bras et qu’il n’est pas question de faire la sieste.
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