« Tu n’as pas le droit d’imposer une telle décision, dit Vas d’un ton mesuré. Nous sommes tous basilicains et nous vivons selon le régime de Basilica.
— À Basilica, nous vivons selon le régime de Basilica, oui, rétorqua Elemak. Mais dans le désert, on vit selon la loi du désert, et la loi du désert dit que la parole du chef de caravane est sans appel. Quand j’aurai une décision à prendre, j’accueillerai avec intérêt les idées des uns et des autres, mais une fois ma décision prise, toute résistance sera considérée comme une mutinerie. Vous me suivez bien ?
— Jamais personne ne me dira avec qui je peux coucher ou non », grinça Kokor.
Elemak vint se planter devant elle ; elle paraissait toute frêle à côté de la carrure imposante et musclée d’Elemak. « Et moi, je te dis que dans le désert, je ne veux voir personne se faufiler d’une tente à l’autre. Ça finit toujours par un meurtre ; alors, plutôt que vous laisser improviser un assassinat, je préfère vous prévenir tout de suite : si l’un de vous est surpris dans une position qui donne seulement à penser qu’il ou elle est en train de faire l’amour avec un autre que son conjoint, je me charge personnellement de tuer la femme sur-le-champ.
— Quoi ? La femme ? s’écria Kokor.
— Nous avons besoin des hommes pour charger les chameaux. D’ailleurs, cette idée ne devrait pas t’étonner, Koya, puisque tu l’as appliquée toi-même il n’y a pas si longtemps, lorsque tu as jugé quelqu’un coupable d’adultère. »
Luet vit Kokor et Sevet, sa sœur, porter aussitôt la main à leur gorge – car c’est là que Kokor avait frappé Sevet ; elle avait à moitié tué sa sœur, qui en était restée presque muette depuis, tandis qu’Obring, son mari qui cabriolait tout aussi joyeusement que Sevet quand elle les avait surpris ensemble, s’en était tiré indemne. C’était de la part d’Elemak le rappel méchant d’un triste épisode, mais il s’avéra justifié car il étouffa toute objection chez trois des quatre personnes les plus susceptibles de s’opposer à la nouvelle loi : Kokor, Sevet et Obring perdirent soudain leur langue.
« Tu n’as pas le droit d’imposer cette loi », dit Mebbekew. C’était lui, le quatrième, naturellement ; mais, Luet le savait, Elemak n’aurait pas de mal à le mettre au pas, comme d’habitude.
« Non seulement j’en ai le droit, répliqua-t-il, mais j’en ai le devoir. Cette loi est nécessaire à la survie de notre petit groupe ; elle sera donc suivie, ou bien j’appliquerai la seule sanction dont je dispose ici, à des kilomètres de toute civilisation. Si l’idée vous échappe, je pense que dame Rasa peut vous l’exposer plus clairement. »
Il se tourna vers Rasa en une muette demande de soutien. Elle ne lui fit pas faux bond. « Toute la nuit, j’ai tourné et retourné le problème dans tous les sens, mais il n’y a pas d’autre solution : nous ne pouvons nous passer de cette loi, et comme Elya l’a dit, dans le désert, la seule sanction qui vaille, c’est… ce qu’il a expliqué. Mais il n’y aura pas de mise à mort ! ajouta-t-elle avec une horreur évidente. La coupable sera seulement ligotée et abandonnée dans le désert !
— Seulement, dites-vous ? s’exclama Elemak avec mépris. C’est de loin la mort la plus cruelle !
— La coupable est ainsi remise aux mains de Surâme. Peut-être sera-t-elle sauvée.
— Priez que non. Les animaux sont plus compatissants que tous les sauveteurs qu’elle pourrait trouver par ici !
— La condamnée devra être ligotée et abandonnée au désert, non pas tuée ! » insista Rasa.
Elle redoute que ce soit une de ses filles qui viole la loi la première, songea Luet. Mais croire qu’en tuant la femme on refrénera les passions de l’homme, c’est prendre le problème à l’envers, mon cher Elemak. Peu d’hommes réfléchissent aux conséquences quand le désir les envahit, tandis qu’une femme est capable de se gendarmer si cela doit protéger celui qu’elle aime.
« Comme il vous plaira, ma dame, dit enfin Elemak. La loi du désert laisse le choix au chef de caravane. Normalement, je préférerais une mort rapide et propre d’un coup de pulsant, mais espérons ne jamais avoir à faire le choix. » Il promena son regard sur le groupe tout entier, en se retournant pour y inclure ceux qui se tenaient derrière lui. « Je ne vous demande pas votre accord sur cette question. Je vous expose la situation telle qu’elle sera. Maintenant, levez la main si vous comprenez le régime qui sera désormais le nôtre. »
Tous levèrent la main, bien que certains fussent visiblement furieux.
Non, pas tous. « Meb, dit Elemak, lève la main. Tu mets Dol, ta chère épouse, dans l’embarras. Elle est sans doute en train de se demander quelle est la femme dont tu considères l’amour comme si désirable que tu es prêt pour l’obtenir à provoquer la mort certaine d’une dame à la vertu approximative. »
Meb leva la main.
« Bien, reprit Elemak. Passons maintenant à une autre question. Nous avons une décision à prendre. »
Le soleil n’était pas encore levé et le froid restait vif – surtout pour ceux qui n’avaient pas activement participé au démontage des tentes et au chargement des chameaux. Ce fut donc peut-être le froid qui fit trembler la voix de Meb quand il déclara : « Je croyais que c’était toi qui prenais les décisions, maintenant.
— C’est moi qui décide en ce qui concerne notre survie, répondit Elemak, mais je ne me prends pas pour un tyran. Les choix qui ne portent pas sur notre protection relèvent du groupe tout entier. Nous ne nous en sortirons pas sans rester unis, par conséquent je ne tolérerai aucune division parmi nous. Cependant, je ne me rappelle pas qu’on ait jamais décidé de notre destination.
— Nous retournons auprès de Père et d’Issib, dit aussitôt Nafai. Tu sais bien qu’ils comptent sur notre retour.
— Ils ont toute l’eau qu’il leur faut s’ils ne changent pas de camp. Il suffit que quelqu’un aille les chercher au cours des prochains mois – d’ailleurs, ils ont de quoi manger pour des années. Donc, n’en faisons pas une question de vie ou de mort tant que ce n’est pas utile. Si la majorité veut aller retrouver Volemak au désert, eh bien, parfait, c’est là que nous irons, et tous ensemble.
— De toute façon, nous ne pouvons pas retourner à Basilica, intervint Luet. Mon père a été très net là-dessus. » Son père, elle ne le savait que depuis quelques jours, était Mouj, le célèbre général des Gorayni, et elle espérait donner du poids à ses paroles en rappelant à tous ce lien familial si fraîchement découvert. Elle n’avait aucun talent de persuasion ; elle avait simplement toujours dit la vérité, et comme les Basilicaines reconnaissaient en elle la sibylle de l’eau, elles l’écoutaient avec révérence. Aussi, s’adresser à un groupe mixte était pour elle une expérience nouvelle. Mais à Basilica, certains s’affirmaient en faisant valoir la position de leur famille, elle le savait, et c’était ce qu’elle essayait à présent.
« Ah oui, lui retourna Kokor, ton tendre père si affectionné qui voulait épouser sa propre fille et qui nous a tous jetés hors de la cité quand il a constaté que c’était impossible.
— Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé ! » s’exclama Luet.
Hushidh toucha la main de sa sœur pour l’apaiser. « Laisse tomber, lui murmura-t-elle. Elle est plus forte que toi à ce jeu-là. »
Seule Luet l’entendit, mais tous comprirent la teneur des paroles d’Hushidh, car sa sœur se tut ; Kokor lui adressa un sourire affecté.
« Luet a raison : nous ne pouvons pas retourner à Basilica, reprit Elemak, du moins pour le moment ; c’est à mon avis le message que Mouj voulait nous transmettre en nous faisant escorter hors de la cité par des soldats.
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