— Elemak a raison : il n’est pas question de démocratie. Chacun doit décider pour lui-même : soit poursuivre le voyage tel que l’a voulu Surâme, accomplir le plus vaste périple qu’on ait entrepris depuis quarante millions d’années et recevoir en héritage un monde pour soi et ses enfants, soit retourner dans la cité où l’on peut trahir son épouse, comme certains en forment déjà le projet. En ce qui nous concerne, Luet et moi, nous ne retournerons jamais à la cité.
— Assez, coupa Elemak. Plus un mot ou tu es mort ! » Il tenait un pulsant. Luet ne l’avait pas remarqué, mais elle savait ce que cela signifiait. C’était exactement la situation qu’espérait Elemak ; il l’avait soigneusement préparée et il pouvait maintenant tuer Nafai sans que personne y trouve à redire. « Je connais le désert, pas toi, poursuivit-il. Il n’y a aucun bandit là où tu le prétends, ou nous serions déjà tous morts. Si c’est ce que ton petit cerveau enfiévré prend pour de la sagesse, mon frère, alors tous ceux qui resteraient avec toi seraient condamnés à coup sûr. Mais personne ne restera avec toi, parce que je ne suis pas près de laisser notre groupe éclater. Ce serait la mort pour ceux qui t’accompagneraient.
— Mensonge ! dit Nafai.
— Vas-y, continue, s’il te plaît, que je puisse t’abattre comme l’insoumis que tu es.
— Tais-toi, Nafai, pour l’amour de moi ! s’écria Luet.
— Vous l’avez tous entendu, n’est-ce pas ? reprit Elemak. Il a appelé à la rébellion contre mon autorité et tenté d’entraîner un groupe à sa destruction. C’est de l’insubordination, délit beaucoup plus grave que l’adultère et puni de mort. Vous êtes tous témoins. Aucun d’entre vous ne pourrait le nier devant un tribunal, si l’on en arrivait là.
— Je t’en prie, gémit Luet. Laisse-le et il se taira.
— Est-ce vrai, Nafai ? demanda Elemak.
— Si vous persistez à vouloir retourner à la cité, répondit Nafai, Surâme n’aura plus de raison de retenir les bandits et vous vous ferez tous tuer.
— Vous voyez ? triompha Elemak. Encore maintenant, il cherche à nous effrayer avec ses fables de malandrins fantômes.
— C’est pourtant ce que tu fais toi-même depuis le début, intervint Shedemei : tu nous obliges à t’obéir de crainte que des bandits ne nous repèrent. »
Elemak se tourna vers elle. « Je n’ai jamais prétendu qu’ils étaient à quelques pas de nous, cachés dans une grotte, mais seulement qu’il y avait un risque de nous faire attaquer. Je ne vous ai dit que la vérité, tandis que ce môme vous prend pour des crétins avec ses mensonges cousus de fil blanc.
— Crois ce que tu veux, dit Nafai. Tu auras ta preuve très bientôt.
— C’est de la rébellion, reprit Elemak, et tous ici – jusqu’à sa propre mère –, vous serez témoins que je n’avais pas le choix : il a refusé de renoncer à son insoumission. S’il ne s’était pas agi de mon frère, je n’aurais pas attendu si longtemps. Il serait déjà mort.
— Et toi, si tu n’abritais pas des gènes précieux aux yeux de Surâme, rétorqua Nafai, tu serais mort de la main de Gaballufix quand tu as échoué à mener Père dans son Piège.
— M’accuser ne fait qu’ajouter à ton crime. Dis adieu à ta mère et à ta femme – de ta place, sans t’approcher !
— Elemak, tu n’es pas sérieux ! s’exclama Rasa.
— Vous avez vous-même convenu, Rasa, que notre survie dépendait du respect de la loi du désert, et que c’était la sanction appropriée.
— Mais je m’aperçois de la malveillance que…
— Doucement, dame Rasa. Je ferai mon devoir, même si pour cela je dois vous abandonner vous aussi à la mort.
— N’ayez crainte, Mère, dit Nafai. Surâme est avec nous et Elemak n’a aucun pouvoir. »
Vaguement, Luet commençait à voir où Nafai voulait en venir. Il semblait calme, d’une sérénité incroyable ; il devait donc avoir l’absolue certitude que Surâme le protégerait. Il avait sans doute un plan, et il valait mieux que Luet, aussi effrayée fût-elle, se taise et le laisse faire.
Mais j’aimerais bien que tu m’expliques ce plan, transmit-elle à Surâme.
Quel plan ?
Les mains de Luet se mirent à trembler.
« C’est ta propre impuissance que nous allons constater, dit Elemak. Mebbekew, prends de la corde d’arrimage – de la légère, et une bonne longueur, plusieurs mètres – et attache-lui les mains. Fais un nœud de sécurité qui serre bien, et ne t’inquiète pas si ça lui coupe la circulation.
— Vous voyez ? s’écria Nafai. Il ne peut tuer un homme que ligoté ! »
Tais-toi ! cria Luet au fond de son cœur. Ne le pousse pas à te tirer dessus ! Si tu te laisses attacher, il te reste une chance.
Elemak fit un clin d’œil à Mebbekew, qui s’approcha d’un chameau, puis revint avec un cordon.
Alors qu’il liait les mains de Nafai derrière son dos en lui enroulant le cordon autour des poignets, Hushidh s’avança.
« Reste où tu es, dit Elemak. Si je l’attache et l’abandonne dans le désert, c’est par respect pour dame Rasa ; pour ma part, je serais plus satisfait d’en finir une bonne fois d’un coup de pulsant. »
Hushidh ne bougea plus ; elle avait obtenu ce qu’elle voulait : l’attention du groupe.
« Elemak a tout manigancé depuis le début, déclara-t-elle, parce qu’il souhaitait tuer Nafai. Il savait que s’il décidait de faire demi-tour, Nafai ne pourrait que s’opposer à lui. Il a fait en sorte d’avoir une excuse légale pour couvrir son meurtre. »
Un tic nerveux agita les paupières d’Elemak. Luet vit une rage incontrôlable monter en lui. Mais que fais-tu donc, Hushidh, ma sœur ? Ne l’incite pas à tuer mon époux sous nos yeux !
« Pourquoi Elya ferait-il ça ? demanda Eiadh. Tu prétends que mon Elemak est un assassin, mais c’est faux !
— Ma pauvre Eiadh ! répondit Hushidh. Elemak veut tuer Nafai parce qu’il sait que si tu avais le choix aujourd’hui, tu le quitterais pour Nafai.
— C’est un mensonge ! s’écria Elemak. Ne lui réponds pas, Eiadh ! Ne dis rien !
— Parce qu’il ne supporte pas d’entendre la vérité, insista Hushidh. Eh bien, il l’entendra par ta voix. »
Luet comprit enfin. Hushidh se servait du talent qu’elle tenait de Surâme comme le jour où Rashgallivak, dans le vestibule de la maison de Rasa, avait voulu enlever Sevet et Kokor avec ses soldats. Hushidh prononçait les mots qui anéantiraient la loyauté des partisans d’Elemak, qui lui ôteraient tout soutien. Elle était en train de dénouer les liens qui les unissaient ; quelques phrases encore et elle aurait réussi.
Malheureusement, Luet n’était pas la seule à s’en être rendu compte. « Faites-la taire ! » s’exclama Sevet. Sa voix était rauque, car elle ne s’était pas encore remise de la blessure que Kokor lui avait infligée ; mais elle pouvait se faire entendre et son élocution difficile attira d’autant plus l’attention. « Ne laissez pas Hushidh parler. C’est une déchiffreuse et par ses paroles, elle est capable de semer la zizanie parmi nous. Je l’ai vue à l’œuvre avec les hommes de Rashgallivak et elle recommencera ici si on ne l’en empêche pas.
— Sevet a raison, dit Elemak. Plus un mot, Hushidh, ou je tue Nafai. »
Hushidh faillit ouvrir la bouche, Luet le vit ; mais quelque chose – peut-être Surâme – l’en empêcha. Elle fit demi-tour et regagna sa place à l’autre bout du cercle, auprès de Rasa et de Shedemei. Luet venait de voir son dernier espoir s’évanouir. Surâme pouvait rendre des êtres faibles passagèrement stupides ou peureux, mais la puissance lui manquait pour arrêter un homme résolu à tuer, ou pour attendrir soudain des bandits qui tomberaient sur Nafai. En tout cas, elle était incapable d’empêcher les animaux du désert de flairer sa présence et de le dévorer. Hushidh avait joué la dernière carte, et elle avait échoué.
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