Orr sursauta soudain au moment où le train grinçait en entrant dans Alder Street Station. La montagne, pensa-t-il, tandis que soixante-huit personnes se poussaient et se bousculaient en se pressant vers les portes. La montagne. Il m’a dit de remettre la montagne dans mon rêve. Et le cheval a replacé la montagne. Mais s’il m’a dit de remettre la montagne à sa place, c’est qu’il savait qu’elle avait été là avant le cheval . Il le savait. Il a vu que le premier rêve avait changé la réalité. Il a vu le changement. Il me croit. Je ne suis pas fou !
Orr fut alors pris d’une telle joie que, parmi les quarante-deux personnes qui venaient de s’entasser dans le wagon au moment où il pensait à tout cela, les sept ou huit qui l’entouraient directement eurent une sensation faible mais nette de générosité et de soulagement. La femme qui avait tenté en vain de lui prendre la poignée sentit la vive douleur de son cor au pied disparaître agréablement ; l’homme pressé contre lui, à sa gauche pensa soudain à la lumière du soleil ; le vieillard recroquevillé sur son siège, juste en face de lui, oublia un peu qu’il avait faim.
Orr n’était pas un raisonneur très rapide. En réalité ce n’était pas un raisonneur. Il parvenait aux idées par le long chemin, sans jamais patiner sur la glace dure et claire de la logique, ni se laisser emporter par les flots de l’imagination, mais en s’obstinant, en se traînant sur le terrain bourbeux de l’existence. Il ne voyait pas les relations entre les choses, ce qui est, paraît-il, la caractéristique de l’intelligence. Il sentait les relations comme un plombier. Ce n’était pas vraiment un homme stupide, mais il employait son cerveau deux fois moins qu’il ne l’aurait dû, ou deux fois moins vite. Ce ne fut que lorsqu’il eut quitté le métro à Ross Island Bridge West, marché pendant quelques minutes en remontant la colline, et monté dix-huit étages en ascenseur jusqu’à son studio de 2,50 m × 3 m dans la tour Corbett Condominium de vingt étages (vivez mieux pour moins cher au centre-ville !), glissé une tranche de pain au soja dans le four à infrarouges, sorti une bière du réfrigérateur et regardé plusieurs minutes par la fenêtre – il payait double tarif pour une chambre extérieure – les West Hills de Portland couvertes d’énormes tours étincelantes, pleines de lumière et de vie, ce ne fut qu’alors qu’il pensa enfin : « Pourquoi le docteur Haber ne m’a-t-il pas dit qu’il savait que mes rêves se réalisaient ? »
Il se pencha sur ce problème, pendant un moment il pataugea autour, tenta de le soulever, et le trouva très lourd.
Il pensa : « Haber sait, maintenant que la photographie murale a changé deux fois. Pourquoi n’a-t-il rien dit ? Il sait pourtant que j’ai peur d’être fou. Il dit qu’il m’aide, mais cela m’aurait aidé beaucoup plus s’il m’avait déclaré qu’il voyait la même chose que moi, que ce n’était pas seulement une illusion.
» Il sait maintenant, pensa Orr après une longue gorgée de bière, qu’il a cessé de pleuvoir. Pourtant, il n’a pas été vérifié quand je le lui ai dit, peut-être avait-il peur. C’est sûrement cela. Tout cela l’effraye et il veut en avoir le cœur net avant de me dire ce qu’il en pense réellement. À la vérité, je ne peux pas l’en blâmer. Ce qui serait bizarre, ce serait justement qu’il ne soit pas effrayé.
» Mais je me demande ce qu’il pourra bien faire, une fois qu’il sera habitué à cette idée… Je me demande comment il retiendra mes rêves, comment il m’empêchera de changer les choses. Car je dois m’arrêter ; j’ai déjà été bien trop loin, bien trop loin…»
Il hocha la tête et détourna le regard des montagnes scintillantes, grouillantes de vie.
Rien ne dure, rien n’est clair et certain (sauf l’esprit d’un pédant), la perfection n’est rien d’autre que le rejet de cette inéluctable inexactitude marginale qui est la plus mystérieuse qualité de l’Être.
H.G. Wells,
A Modern Utopia .
Le cabinet de Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti se trouvait dans un garage pour autos construit en 1973 et converti plus tard en bureaux. La plupart des vieux bâtiments du centre de Portland avaient subi cette conversion. À une certaine époque, la plus grande partie du centre-ville était constituée de parkings. Au début, ce n’étaient que de grandes étendues d’asphalte garnies de cabines de péage ou de parcmètres, mais la population s’était élevée, et ils avaient fait de même. En fait, le système des parkings à étages avec ascenseur automatique avait été inventé à Portland, bien des années auparavant ; et avant que la voiture privée ne s’étouffe elle-même, les parkings à rampes étaient montés jusqu’à quinze ou vingt étages. Et tous n’avaient pas été démolis depuis les années quatre-vingts pour faire place aux grands buildings commerciaux ou d’habitation ; certains avaient été convertis. Celui-ci, 209 S.W. Burnside, avait encore des relents de vapeur d’essence. Ses sols en ciment étaient tachés par les déjections de moteurs innombrables ; les traces de pneus des « dinosaures » étaient fossilisées dans la poussière. Tous les étages avaient une inclinaison bizarre, une pente, due à la rampe centrale en spirale du bâtiment. Dans les bureaux de Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti, on n’était jamais tout à fait sûr de se tenir bien droit.
Miss Lelache était assise derrière l’écran d’étagères et de dossiers qui séparait son demi-bureau du demi-bureau de Mr. Pearl, et elle se considérait elle-même comme une veuve noire.
Elle était assise là, venimeuse ; dure, brillante et venimeuse ; toujours à l’affût.
Et la victime entra.
Une victime-née. Une chevelure comme celle d’une petite fille, claire et soyeuse, une petite barbe blonde ; une peau blanche et tendre comme un ventre de poisson ; tranquille, doux, bafouillant. Merde ! Si elle lui marchait dessus, cela ne s’entendrait même pas.
— Eh bien, je… je pense que c’est… c’est une question de… des droits de la vie privée, plus ou moins, déclara-t-il. L’atteinte à ma vie privée, je veux dire. Mais je n’en suis pas sûr. C’est pourquoi je voudrais un conseil.
— Bien. Allez-y, parlez.
Mais la victime ne pouvait pas parler. Son organe bafouillant était à sec.
— Vous êtes en traitement thérapeutique volontaire, dit Miss Lelache, se référant aux notes que Mr. Esserbeck lui avait déjà envoyées, pour infraction à la loi fédérale sur le contrôle de distribution des médicaments dans les centres auto médicaux.
— Oui. En suivant un traitement psychiatrique, je ne suis pas poursuivi.
— Oui, c’est bien là le cœur du problème, dit sèchement Miss Lelache.
L’homme ne lui parut pas exactement faible d’esprit, mais plutôt simple. Elle s’éclaircit la gorge.
Il toussota à son tour. Le singe imite l’homme.
Lentement, avec bien des retours en arrière, il lui expliqua qu’il suivait un traitement thérapeutique qui consistait surtout en sommeil et en rêves provoqués hypnotiquement. Il sentait que le psychiatre, en lui ordonnant de faire certains rêves, pouvait transgresser les droits de sa vie privée, définis par la Nouvelle Constitution Fédérale de 1984.
— Bien, dit Miss Lelache. Quelque chose de semblable s’est produit l’année dernière en Arizona. Un homme en TTV voulait poursuivre son thérapeute parce que celui-ci introduisait en lui des tendances homosexuelles. Bien sûr, le psy n’utilisait que les techniques de conditionnement habituelles, et le plaignant était en réalité un homosexuel terriblement refoulé ; il fut arrêté pour avoir tenté de sodomiser un garçon de douze ans au grand jour, en plein milieu de Phoenix Park, avant même que le cas ne soit porté devant un tribunal. Il s’est retrouvé en traitement thérapeutique obligatoire à Tehachapi. Bien. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que vous devez prendre des précautions avant de porter ce genre d’accusations. La plupart des psychiatres qui obtiennent les références du gouvernement sont eux-mêmes des hommes prudents et des praticiens respectables. Maintenant, si vous pouvez fournir une preuve, cela servirait ; mais de simples soupçons ne suffisent pas. En fait, ils pourraient vous envoyer en traitement obligatoire, c’est-à-dire à l’hôpital psychiatrique de Linnton, ou en prison.
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