Il parut désemparé.
— Vous n’allez pas rêver que je disparais cette semaine, Mr. Orr ? dit-elle, en entendant sa propre voix chitineuse et le cliquetis de ses mandibules.
— Pas volontairement, répondit-il avec gratitude.
Non, mon Dieu, ce n’était pas seulement de la gratitude. Elle lui plaisait. Ce n’était qu’un pauvre dingue qui se droguait, pas étonnant qu’elle lui plût ! Et elle l’aimait bien. Elle lui tendit sa main brune, et il la serra dans la sienne, tout comme sur ce sacré badge que sa mère gardait toujours dans sa boîte à boutons ; au milieu du siècle dernier, il avait appartenu à une association, le SCNN, ou le SNCC, ou quelque chose comme ça. On y voyait une main noire serrant une main blanche. Mon Dieu !
L’abandon du Tao fait naître la bonté et la justice.
Lao-Tseu,
XVII .
Souriant, le docteur Haber gravit les marches de l’Institut Onirologique de l’Oregon et franchit les portes, en verre polarisé pour pénétrer dans la fraîcheur sèche de l’air conditionné. On n’était que le 24 mars et il faisait déjà aussi chaud que dans un sauna, au-dehors. Mais à l’intérieur, tout était frais, propre, tranquille. Sol en marbre, des meubles de goût, un bureau de réception en chrome brossé, une jolie réceptionniste : « Bonjour, docteur Haber ! »
Atwood le croisa dans le hall alors qu’il revenait des laboratoires de recherche, ébouriffé, les yeux rouges d’avoir surveillé toute la nuit les EEG de quelques dormeurs ; les ordinateurs s’en chargeaient en grande partie maintenant, mais il y avait encore des moments où un cerveau non programmé était nécessaire.
— ’jour, chef, marmonna Atwood.
Puis un « Bonjour , docteur Haber ! » de Miss Crouch, dans son propre bureau. Il était content d’avoir gardé Penny Crouch avec lui quand il avait été nommé au poste de directeur de l’institut, l’année dernière. Elle était loyale et compétente, et un homme qui est à la tête d’une grande et complexe institution de recherche a besoin d’avoir une secrétaire loyale et compétente.
Il entra dans le sanctuaire.
Laissant tomber sa sacoche et ses dossiers sur le divan, il ouvrit les bras et s’avança vers la fenêtre, comme chaque jour quand il pénétrait pour la première fois dans son bureau. C’était une large fenêtre d’angle découvrant un vaste panorama : la courbe de la Willamette aux nombreux ponts en bas des collines ; les innombrables tours de la ville, hautes et laiteuses dans la brume printanière, de chaque côté de la rivière ; les faubourgs qui s’étendaient à perte de vue ; et les montagnes : le mont Hood, immense bien que peu visible à cause des nuages qui entouraient son sommet ; vers le nord, les lointains monts Adams, qui ressemblaient à une molaire ; et le cône parfait du St. Helen, dont le long versant nord portait un petit dôme chauve, comme un bébé se cachant dans les jupes de sa mère ; le mont Rainier.
Cette vue ne manquait jamais d’inspirer le docteur Haber. De plus, après une semaine de pluies torrentielles, la pression atmosphérique remontait et le soleil se montrait à nouveau par-dessus la brume de la rivière. Après avoir examiné des milliers d’électroencéphalogrammes, il était conscient du rapport qu’il y avait entre la pression de l’air et la lourdeur de l’esprit ; il pouvait presque sentir sa condition psychosomatique soutenue par ce vent sec et vif. Il faut maintenir ce temps, continuer à améliorer le climat, pensa-t-il rapidement, presque subrepticement. Il y avait plusieurs chaînes de pensées qui se formaient simultanément dans son esprit et cette réflexion n’appartenait à aucune d’entre elles. Elle avait été faite rapidement, et aussi rapidement rejetée de sa mémoire, quand il mit en marche son magnétophone et commença à dicter une des nombreuses lettres que nécessitait la direction d’un institut de recherche scientifique dépendant du gouvernement. C’était un travail de routine, bien sûr, mais il devait être fait, et c’était à lui de le faire. Cela ne le dérangeait pas, mais le temps qu’il se réservait pour la recherche était fortement diminué. En général… il n’était plus maintenant dans les labos que pendant cinq ou six heures par semaine, et il ne s’occupait que d’un seul patient ; cependant, il supervisait bien évidemment les traitements de plusieurs autres.
Il gardait quand même un patient. Il était psychiatre, après tout. Il s’était surtout plongé dans l’onirologie et la recherche sur le sommeil pour en tirer des applications thérapeutiques. La connaissance désintéressée, la science pour la science, ne l’intéressait pas ; cela ne servait à rien d’étudier quelque chose si ce n’était pas pour aboutir à une utilisation pratique. C’était l’application qui primait. Il garderait toujours un patient pour lui rappeler ce commandement fondamental, pour le maintenir en contact avec la réalité humaine de sa recherche, en termes de troubles des structures individuelles. Car rien n’est plus important que les gens. Une personne n’est définie que par l’étendue de son influence sur les autres, par la sphère de ses interrelations ; et la conduite morale n’a aucun sens si elle n’est pas définie par le bien que l’on fait aux autres, par l’exécution d’une fonction dans l’ensemble sociopolitique.
Son patient actuel, Orr, devait venir à quatre heures cet après-midi, car ils avaient abandonné leurs séances de nuit ; et, comme Miss Crouch le lui avait rappelé à midi, une inspectrice du Contrôle Médical observerait la consultation d’aujourd’hui pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’illégal, d’immoral, de dangereux, de cruel, etc., dans l’utilisation de l’ampli. Cette sacrée curiosité gouvernementale !
C’était l’ennui avec le succès, il était accompagné par la publicité, l’indiscrétion publique, la jalousie professionnelle, la rivalité des différentes tendances. S’il n’était resté qu’un simple chercheur, peinant dans le laboratoire du sommeil de l’UPS et dans un bureau de deuxième catégorie de la tour Willamette East, personne n’aurait jamais remarqué son ampli avant qu’il ne décide de le commercialiser, et on l’aurait laissé tranquille pour perfectionner l’appareil et étudier ses applications possibles. Mais maintenant qu’il procédait ici à la partie la plus personnelle et la plus délicate de son travail, le traitement thérapeutique d’un patient, le gouvernement lui envoyait une juriste qui ne comprendrait pas la moitié de ce qui se passerait et se méprendrait sur le reste.
L’inspectrice arriva à 3 h 45 et Haber fonça dans le bureau extérieur pour l’accueillir et pour lui donner une bonne impression de franche cordialité. Cela marchait mieux quand ils constataient que vous étiez aimable, coopératif, et que vous n’aviez pas peur. De nombreux médecins laissaient voir leur irritation quand ils recevaient un observateur du Contrôle Médical ; et ces docteurs n’obtenaient pas souvent de subventions du gouvernement.
Mais il n’était pas particulièrement facile d’être cordial et accueillant avec cette inspectrice. Elle parlait sèchement et faisait un incessant cliquetis. Un gros fermoir de cuivre sur son sac à main, de lourds bijoux de cuivre et de bronze qui tintaient, des chaussures à gros talons, une énorme chaîne d’argent à laquelle était suspendue une affreuse reproduction de masque africain, des sourcils froncés, une voix dure : clac, clic, grrr … Dans les dix secondes suivantes, Haber soupçonna tout cela de n’être en fait qu’un masque, comme celui de la chaîne : beaucoup de bruit et de dureté pour cacher la timidité. Cela, de toute façon, ne le concernait pas. Il ne connaîtrait jamais la femme dissimulée derrière le masque, et cela importait peu, tant qu’il pouvait faire bonne impression sur Miss Lelache la juriste.
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