— Arrête de me tomber dessus en douce comme ça !
— Comment souhaites-tu que je te tombe dessus ? Et puis, tu étais tellement hypnotisé par cette imprimante que même un trente-huit-tonnes aurait pu te tomber dessus. (Elle bâilla.) C’est ça qui m’a réveillée. L’imprimante.
Elle alla pieds nus dans la cuisine et alluma la bouilloire.
— De toute façon, il est l’heure de se lever, lança-t-elle par-dessus son épaule. Qu’est-ce que tu mijotes de si bon matin ?
Tom sortit le dernier feuillet de l’imprimante et le parcourut du regard. Il lisait mon courriel à mesure qu’il le recevait.
— Je suis en liaison avec Anton. Ça fait une heure qu’on bavarde.
— Anton Zaengle ? Comment va-t-il, ce cher vieil homme ?
— Très bien. Il veut que j’aille à Fribourg. (Tom déliassa les sorties imprimante avec le pouce.) Ça, c’est l’appât qu’il a accroché à son hameçon.
Elle passa la tête par la porte de la cuisine.
— À Fribourg ? Pourquoi ?
— Je pense qu’il pense ce que je pense.
— Oh. Eh bien, je suis ravie que vous ayez éclairci ce point.
— Ça serait trop long à t’expliquer, et ça aurait l’air absurde.
— Ça ne t’a jamais arrêté jusqu’ici.
Elle s’essuya les mains à un torchon et traversa la pièce, se plantant derrière lui et lui posant les mains sur les épaules.
— Tom, je suis une physicienne, tu te rappelles ? Comparé au charme et à l’étrangeté des quarks, rien ne semble ridicule.
Tom tirailla sur sa lèvre. Au bout d’un moment, il empila les sorties imprimante sur son bureau.
— Sharon, pourquoi un curé de campagne du Moyen Âge aurait-il besoin de deux cents pieds de fil de cuivre ?
— Eh bien… je ne sais pas.
— Moi non plus ; mais il en a passé commande. (Il se pencha et attrapa un feuillet dans la pile ; il l’avait abondamment souligné de rouge.) Durant l’été 1348, dans un monastère proche d’Oberhochwald, les moines ont entendu le tonnerre alors qu’il n’y avait aucun nuage dans le ciel. (Il reposa la feuille.) Et n’oublions pas les peccatores Eifelheimsis , les péchés des Eifelheimers. Une découverte d’Anton. On y dénonce l’hérésie selon laquelle il existerait des hommes pourvus d’une âme mais qui ne descendent pas d’Adam.
Sharon secoua la tête.
— Je suis encore endormie. Je ne pige pas.
Tom fut surpris de constater à quel point il hésitait à formuler son hypothèse à voix haute.
— Bien. Il y a environ sept cents ans, des êtres conscients et intelligents venus d’un autre monde ont fait naufrage près d’Oberhochwald, dans la Forêt-Noire.
Et voilà. C’était sorti. Il leva la main pour faire taire Sharon, qui restait pour l’instant bouche bée.
— Leur vaisseau a subi une panne. Je pense qu’il se déplaçait dans l’hypoespace de Nagy. Ils n’ont pas tous péri, mais le choc a déclenché un début d’incendie et blessé plusieurs d’entre eux.
Sharon recouvra sa voix.
— Minute, minute ! Quelle preuve…
— Laisse-moi finir. S’il te plaît. (Tom mit de l’ordre dans ses pensées et poursuivit.) La survenue de ces extraterrestres, ainsi que leur apparence physique – leurs yeux jaunes et proéminents, par exemple –, ont terrifié certains villageois, qui ont fui dans les patelins voisins en répandant la rumeur d’une présence démoniaque. D’autres, parmi lesquels le prêtre de la paroisse, le pasteur Dietrich, ont vu que les étrangers étaient des créatures en détresse. Pour assurer ses arrières, il a obtenu de son évêque une autorisation rédigée avec prudence ; il pouvait communiquer en latin sans trop attirer l’attention.
« Les extraterrestres ont passé plusieurs mois à Oberhochwald. Si frère Joachim et quelques autres les accusaient de sorcellerie et de pratiques diaboliques, d’autres villageois tentaient de les aider à réparer leur vaisseau endommagé. Ce qui explique sans doute cette commande de fil de cuivre. En quoi un tel produit aurait-il été utile à des voyageurs terrestres ? Par ailleurs, ces créatures volaient. Étaient-elles ailées ? Maîtrisaient-elles l’antigravité ? Peut-être avaient-elles trouvé un moyen d’exploiter cette fameuse énergie du vide. Dans sa lettre, le pasteur Dietrich se contente de nier que ses invités volent par des moyens surnaturels.
Il était à bout de souffle. Il étudia le visage de Sharon pour jauger sa réaction.
— Continue, dit-elle.
— Les extraterrestres étaient immunisés contre la peste – leur biochimie n’était pas humaine – et ils ont remercié les villageois de leur générosité en les soignant quand l’épidémie les a frappés. Certains d’entre eux, tout du moins. D’autres avaient sans nul doute succombé à l’apathie. Dietrich en a même converti quelques-uns. Nous avons conservé la trace d’un baptême. Johannes Sterne ? Oh ! il savait d’où venaient ses visiteurs. Il le savait parfaitement.
« Puis les extraterrestres se sont mis à mourir, eux aussi. Pas à cause de la peste, mais par manque d’un nutriment essentiel. Encore cette biochimie non humaine. « Ils mangent, mais ne sont pas sustentés », comme l’écrit Dietrich. Après le décès de son ami Jean… Enfin, là, c’est moi qui extrapole. Après le décès de Jean, donc, Dietrich lui a donné une sépulture chrétienne et a fait graver son visage sur sa pierre tombale afin que les générations futures se souviennent de lui. Sauf qu’il n’avait pas prévu qu’il faudrait attendre pas mal de générations ; pas plus qu’il n’avait prévu que son village disparaîtrait de la carte.
« Pourquoi est-il devenu tabou ? Fastoche. Il y avait vraiment eu des « démons » dans le coin. Et peu après que Joachim eut lancé sa malédiction, la peste s’est déchaînée. Il y avait largement de quoi impressionner des paysans superstitieux. Les démons étaient-ils vraiment morts, ou bien s’étaient-ils simplement endormis ? Attendaient-ils de nouvelles victimes ? Les gens ont évité les parages et ont fait la leçon à leurs enfants. Si tu n’obéis pas à maman, les diables volants vont venir t’emporter. Peu après, l’appellation de Teufelheim forgée par Joachim a été édulcorée en Eifelheim et le nom d’Oberhochwald a peu à peu sombré dans l’oubli. Il n’est plus resté qu’une coutume locale conseillant d’éviter l’endroit, de vagues contes folkloriques parlant de démons volants et un visage gravé sur une pierre tombale.
Et voilà. Il avait craché le morceau. Une bonne partie de son discours tenait de l’induction et de la conjecture. Il ne disposait d’aucune source primaire sur frère Joachim, par exemple, mais je lui avais dégoté un texte de la main d’un moine strasbourgeois citant ses propos : « L’échec d’Oberhochwald leur a valu la plus terrible des malédictions, contre laquelle je les avais prévenus à maintes reprises », ce qui tend à attester le rôle qu’il lui attribuait.
Elle le fixait, prise de vertige. Des extraterrestres ? Dans l’Allemagne médiévale ? C’était fantastique, c’était incroyable. Parlait-il sérieusement ? Elle écouta son exposé avec attention. La solution qu’il proposait à son problème était encore plus incroyable que ledit problème !
— Et tu penses que ce scénario est avéré ? demanda-t-elle une fois qu’il eut terminé.
— Oui. Et Anton aussi. (Il lui montra le texte de mon courriel.) Et il n’a rien d’un crétin.
Elle parcourut ma prose.
— On ne peut pas dire qu’il sorte de sa réserve.
— Ce n’est pas un crétin, ai-je dit.
— Oui, c’est plutôt ton emploi. Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que l’espace de Nagy vient faire là-dedans. Que tu aies décidé de ruiner ta réputation, ça te regarde, mais pourquoi me mêler à ce fiasco ?
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