J’ai haussé les épaules.
— Et alors ? Certaines choses sont éternelles.
— Tu as raison, a-t-il soupiré. Je suppose qu’il va nous falloir attendre jusqu’au matin.
Les Américains sont trop pressés. Un fait à lui tout seul vaut tout un volume de déductions. Et pour dénicher ce fait, mieux vaut dresser un plan élaboré. Si nous avions écouté Tom, nous aurions gagné illico le cimetière – mais sans emporter de pelle.
Mais nous avons tiré profit de ce délai. Je les ai emmenés dans la crypte de la Franziskanerkirche pour leur montrer la fresque montrant des sauterelles attablées en imitation de la Cène. Les couleurs étaient fanées, la peinture écaillée, et les personnages avaient cette étrange allure que seuls les amateurs de Klimt ou de Picasso parviennent à trouver naturelle.
Tom s’approcha pour les examiner de près.
— Tu penses que c’est eux ? me demanda-t-il.
Je me suis contenté de hausser les épaules.
— Pourquoi n’y en a-t-il que huit ? a-t-il enchaîné.
— Pour éviter toute accusation de blasphème, je suppose.
— Il y a des noms sous certains d’entre eux, a dit Judy.
Voilà un détail que je n’avais pas remarqué lors de ma première visite. Nous avons tenté de déchiffrer les inscriptions à moitié effacées. Jadis, il y avait eu des noms ici, en effet, mais le passage des siècles n’en avait laissé subsister que des fragments épars. L’une des sauterelles portait la cape d’un hospitalier et s’appelait sans doute Gottfried-Laurent – si nous avions bien reconstitué son nom. Une autre se tenait de façon bizarre, la tête rejetée en arrière et les bras grands ouverts – était-elle en train de mourir ou bien de prier ? Son nom commençait par un U et devait être très bref – Uwe ou Ulf. Celle qui était placée au centre et rompait le pain était « St. Jo » ; du nom de celle qui était blottie contre son torse, il ne subsistait plus que les lettres « ea ric ».
— Ce ne sont pas là les noms associés aux apôtres, ai-je commenté.
Mais Tom ne m’a pas répondu. Il n’arrivait pas à détacher les yeux de la figure centrale.
Mgr Lurm nous a retrouvés devant l’hôtel le lendemain matin. C’était un homme grand et émacié, au front dégagé. Il était vêtu d’une veste de safari et seul son col trahissait sa vocation.
— Na, Anton, mein Alter , m’a-t-il lancé en agitant des papiers. J’ai tout ce qu’il faut. Nous devons respecter les lieux et ne toucher à rien excepté la tombe dont nous avons parlé. Si vous voulez mon avis, l’évêque sera ravi d’enterrer ce Dracula à la gomme. (Il s’est tourné vers Tom et Judy.) Qu’est-ce que vous dites de ça ? Pour l’enterrer, il faut d’abord le déterrer !
Et il a éclaté de rire.
J’ai grimacé. Heinrich était un homme vertueux, mais ses calembours ne lui laissaient aucune chance d’échapper au purgatoire. Je m’en voulais un peu de l’avoir trompé sur nos intentions.
— Permettez-moi de vous présenter Tom Schwoerin, mon ami américain, et son assistante, Judy Cao. Monseigneur Heinrich Lurm.
Heinrich s’est emparé de la main de Tom.
— Docteur Schwoerin. C’est pour moi un grand plaisir. J’ai fort apprécié votre article sur les fréquences génétiques des tribus souabes. Il a grandement clarifié leurs itinéraires migratoires. Heureusement pour vous que mes ancêtres laissaient leurs gènes partout où ils passaient, hein ?
Avant que Tom ait pu réagir à ce nouveau bon mot *, j’ai précisé :
— Heinrich est un archéologue amateur. Il a mis au jour plusieurs villages souabes antérieurs à la Völkerwanderung.
— Heinrich Lurm ? Mais bien sûr. Tout le plaisir est pour moi. J’ai lu vos rapports, mon père. Vous n’avez rien d’un amateur.
Heinrich a rougi.
— Au contraire : « amateur » vient du latin amare . C’est par amour de l’art que je pratique l’archéologie. Je n’en tire aucun revenu.
Il avait loué deux pick-up de marque japonaise. Deux hommes à l’épaisse moustache tombante bavardaient devant eux. Sur le plateau du premier véhicule étaient rangés des pelles, des pioches et autres accessoires. En nous voyant approcher, les deux hommes ont grimpé à bord du second.
— Si j’ai bien vu, un ancien chemin forestier nous permettra d’arriver à proximité du site, m’a dit Heinrich. Ensuite, nous n’aurons que quelques minutes de marche. Je conduis le premier pick-up. Anton, vous prenez le second. Fraülein Cao, si vous voulez bien m’accompagner. Je suis tenu au célibat, vous serez plus en sécurité avec moi qu’avec ces deux boucs.
Il m’a gratifié d’un large sourire, mais j’ai fait semblant de ne pas le voir.
Nous avons pris la Schwarzwald-Haupstrasse pour filer vers la montagne, la quittant au niveau de Kirchzarten. La route s’est mise à grimper sérieusement lorsque nous sommes entrés dans le Zastieral. J’ai baissé la vitre pour profiter de l’air revigorant. Derrière nous, les ouvriers ont éclaté de rire. L’un d’eux a entonné un vieux chant folklorique.
— Dommage que Sharon n’ait pas pu venir, ai-je dit.
Tom m’a jeté un bref coup d’œil, puis il s’est à nouveau tourné vers la route.
— Elle travaille sur un autre projet. Celui dont je t’ai parlé.
— Ja . Le diagramme de circuit. C’est sans doute ce qu’il y a de plus remarquable dans toute l’histoire. Plus jamais je ne regarderai un manuscrit enluminé de la même façon. Réfléchis, Tom. Est-ce que nous aurions pu déduire sa véritable nature, toi et moi ? Pff ! (J’ai agité le bras.) Nous en aurions été bien incapables. Et Sharon. Aurait-elle eu l’occasion de l’examiner par elle-même ? Les physiciens ne sont guère attirés par les manuscrits médiévaux. C’est uniquement parce que vous vivez ensemble qu’une telle chose a pu se produire. Et si elle n’avait pas repensé à cette remarque de Carl Sagan juste avant de le voir… ?
Il s’est tourné vers les arbres qui défilaient au bord de la route.
— Une coïncidence totalement imprévisible. Qui sait quels trésors dorment encore au fond des archives et des bibliothèques, dans l’attente de celui qui saura les regarder comme ils exigent de l’être ? Tous ces documents poussiéreux auxquels nous avons imposé une explication acceptable, inoffensive, crédible ?
Quelques kilomètres après Oberreid, la chaussée s’est sensiblement dégradée et je me suis concentré sur ma conduite. Le Feldberg se dressait sur notre droite, majestueux. Peu après, l’ecclésiastique a klaxonné et son bras a jailli de l’habitacle, pointant vers la gauche. J’ai vu le chemin forestier et klaxonné à mon tour pour lui montrer que j’avais compris. Puis j’ai mis la traction sur les quatre roues.
Heinrich conduisait comme un fou. Que la route ne soit plus carrossée ne le gênait en rien. Je m’efforçais de suivre son allure pour ne pas le perdre de vue, mais nous étions tellement secoués que je me suis demandé si les deux ouvriers n’allaient pas tomber du véhicule. J’ai adressé des remerciements silencieux aux ingénieurs japonais qui avaient conçu les amortisseurs de celui-ci.
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque nous avons atteint le site où s’était jadis trouvé Eifelheim. Il n’en restait aucune trace visible. Je tenais à la main des tirages des photos satellite, mais, une fois sur le terrain, elles ne me servaient plus à rien. La nature avait repris ses droits et les arbres avaient eu sept siècles pour croître et se multiplier. Tom semblait totalement déboussolé pendant que nous tournions en rond. Où s’était trouvé le pré ? Et l’église ? Peut-être serions-nous passés à côté du site sans le voir, mais les soldats américains qui l’avaient découvert par hasard avaient eu la présence d’esprit d’y abandonner des canettes vides.
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