— Que cherchez-vous, ami Dietrich ? demanda Jean.
— Le jour.
— Bwah… Vous cherchez le jour en pleine nuit ? Bwah-wah !
— Ami sauterelle, j’ai l’impression que vous venez de découvrir la synecdoque. Je veux parler de la date, bien entendu. Les mouvements du ciel pourraient me l’indiquer, si j’étais doué pour les interpréter. Mais cela fait des années que je n’ai pas lu l’Almageste, ni Thabit Ibn Qurra. Si je me souviens bien, les sphères cristallines impriment un mouvement quotidien au firmament, qui se situe au-delà du septième ciel.
— Saturne, ainsi que vous l’appelez.
— Doch. Au-delà de Saturne, le firmament, et par-delà le firmament, les eaux au-dessus du ciel, cristallisées pour devenir de la glace.
— Nous aussi, nous avons trouvé une ceinture de glace ceignant chaque système de mondes. Quoiqu’elle tourne en deçà du firmament et non au-delà.
— C’est ce que vous m’avez dit, mais je ne comprends pas ce qui empêche cette glace de retourner à son emplacement naturel, c’est-à-dire ici, au centre.
— Ver ! répliqua Jean. Ne vous ai-je pas dit que votre image était erronée ? C’est le soleil qui se trouve au centre, pas la terre !
Dietrich leva l’index.
— Ne m’avez-vous pas dit que le firmament… Comment l’avez-vous appelé ?
— L’horizon du monde.
— Ja, doch. Vous dites que sa chaleur est un vestige du merveilleux jour de la Création ; et que nul ne peut voir au-delà. Mais cet horizon se trouve à la même distance dans toutes les directions, ce qui caractérise l’enveloppe d’une sphère, ainsi que vous le dira tout élève d’Euclide. Par conséquent, la terre se trouve bien au centre du monde, quod erat demonstrandum.
Dietrich se fendit d’un large sourire, fier d’avoir résolu ce problème, mais Jean se raidit et émit un long sifflement. Il leva les bras pour les croiser sur son torse, les excroissances tournées vers l’extérieur. Une posture de protection , se dit Dietrich. Il se détendit au bout de quelques instants et murmura :
— Parfois, la douleur la plus sourde frappe aussi fort que le couteau.
— Et je me lance dans une disputatio alors que vous souffrez le martyre. Vous n’avez vraiment plus d’élixir en réserve ?
— Non. Ulf en avait davantage besoin que moi. (Jean tendit sa main gauche vers Dietrich, le cherchant à tâtons.) Bougez un peu. Je vous vois à peine. Non, je préfère discourir des grandes questions. Il est peu probable que nous leur apportions des réponses, mais cela me distrait un peu de ma douleur.
Le soleil sombrait au-dessus de la route d’Oberreid. Dietrich se leva.
— Et si vous preniez une tisane d’écorce de saule ? Cela soulage nos maux de tête, peut-être que ça vous ferait du bien.
— Et peut-être que ça me tuerait. À moins qu’elle ne contienne cette fameuse protéine . Écorce de saule… Est-ce que cela fait partie des substances analysées par Arnaud et Kratzer ? Un instant, le Heinzelmännchen a peut-être cela en mémoire. (Jean cliqueta dans son mikrofoneh, écouta la réponse, poussa un soupir.) Oui, Arnaud a vérifié. Aucun effet sur nous.
— Mais si cela peut calmer vos douleurs… Gregor ? (Il se tourna vers le tailleur de pierre, qui se trouvait au chevet de son fils aîné à l’autre bout de la forge.) Est-ce que nous avons de la tisane d’écorce de saule ?
Gregor fit non de la tête.
— Theresia a ramassé de l’écorce il y a deux jours. Vous voulez que j’aille en chercher ?
Dietrich se leva et épousseta sa soutane.
— J’y vais, répondit-il, ajoutant pour le bénéfice de Jean : Reposez-vous. Je reviens avec la tisane.
— Quand je serai mort, répondit le Krenkl, et que Gottfried et Beatke me boiront en souvenir de moi, chacun donnera sa part à l’autre par charité, et ainsi cet échange doublera la quantité disponible. Bwah-wa-wah !
Dietrich ne comprit pas la plaisanterie et supposa que son ami avait filé une maille dans son tissu raisonnant. Il traversa la route, saluant Seybke qui travaillait dans l’atelier de son père. Il taillait des pierres tombales. Dietrich avait dit à Gregor de ne pas se soucier de ce détail, mais l’autre avait répliqué :
— À quoi sert-il de vivre si les gens vous oublient quand vous êtes mort ?
Il frappa à la porte de Theresia sans obtenir de réponse.
— Vous êtes réveillée ? lança-t-il. Est-ce que vous avez préparé de la tisane d’écorce de saule ?
Il frappa à nouveau et se demanda si elle était allée dans le Kleinwald. Puis il leva la clenche et la porte s’ouvrit.
Theresa se tenait pieds nus sur le sol de terre battue, vêtue de sa seule chemise de nuit et tordant son tablier entre ses mains. Quand elle vit Dietrich, elle s’écria :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Non !
— J’étais venu chercher de la tisane d’écorce de saule. Veuillez m’excuser.
Il fit mine de partir.
— Qu’est-ce que vous leur avez fait ?
Dietrich se figea. Parlait-elle de ceux qui étaient partis ? de ceux qui étaient morts à l’hôpital ?
— Ne me faites pas de mal !
Elle avait les joues rouges de colère, les mâchoires crispées.
— Jamais je ne te ferais de mal, schatzl. Tu le sais bien.
— Vous étiez avec eux ! Je vous ai vu !
Dietrich venait à peine de comprendre sa phrase qu’elle ouvrait à nouveau la bouche, pour dégorger une fontaine de pus noir plutôt que de nouvelles invectives. Il se trouvait suffisamment près d’elle pour en recevoir quelques gouttes et pour percevoir la puanteur qui s’en dégageait. La nausée le saisit.
— Non, mon Dieu ! s’écria-t-il. Je l’interdis !
Mais Dieu ne l’écoutait point et Dietrich se demanda si Lui aussi n’avait pas été frappé par la peste, si Sa vaste essence immatérielle, « infiniment étendue, sans extension ni dimension », n’était pas en train de pourrir par-delà l’empyrée, par-delà les sphères cristallines.
Le visage de Theresia était maintenant exempt de toute peur, de toute rage, et elle ouvrit de grands yeux étonnés en voyant son état.
— Papa ? Que se passe-t-il, papa ?
Dietrich lui ouvrit les bras et elle vint s’y blottir en titubant.
— Là, là, il faut que tu t’allonges.
Plongeant une main dans sa bourse, il en sortit son masque parfumé et se le plaqua sur le nez. Mais l’essence des fleurs s’était estompée, à moins que la puanteur ne fut trop forte.
Il la guida jusqu’au lit et songea en la sentant prendre appui sur lui qu’elle était déjà aussi légère qu’un esprit. Comme il est dans la nature de la terre de chercher le centre de la terre, il est dans la nature de l’air de chercher à gagner le ciel.
Gregor apparut sur le seuil.
— J’ai entendu crier… Ach , Dieu du Ciel !
Theresia se tourna vers lui.
— Entre, mon cher époux.
Mais Dietrich l’empêcha de faire demi-tour.
— Il faut t’allonger.
— Ja, ja , je suis si fatiguée. Raconte-moi une histoire, papa. L’histoire du nain et du géant.
— Gregor, allez chercher mon scalpel. Nettoyez-le au vinaigre et chauffez-le sur le feu, comme Ulf nous l’a appris. Dépêchez-vous.
Gregor s’appuya au montant de la porte et se passa une main sur les joues. Il leva les yeux.
— Le scalpel. Ja, doch. Tout de suite. (Il hésita.) Est-ce qu’elle va… ?
— Je ne sais pas.
Gregor s’en fut et Dietrich étendit Theresia sur sa paillasse. Il lui plaça une couverture pliée sous la tête en guise d’oreiller.
— Je dois voir si tu as des pustules, dit-il.
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