Jean déplia sa carcasse, trébucha et faillit tomber de son perchoir. Dietrich l’agrippa par le bras et l’attira en lieu sûr. Le Krenk se mit à rire.
— Bwah ! Quelle fin ignoble ! Plutôt être emporté par le Faucheur d’Ulf que de périr par maladresse, bien que je préfère de loin mourir pendant mon sommeil. Ach ! Que se passe-t-il ?
L’un des faucons relâchés par Manfred venait de se poser sur le bras d’Ulf ! L’oiseau ouvrit le bec et Dietrich et Jean entendirent son cri résonner dans le lointain. Mais comme Ulf ne lui donnait rien à manger, il déploya ses ailes et reprit son envol, tournant trois fois dans le ciel avant de repartir.
Jean s’accroupit et passa les bras autour de ses jambes, la bouche béante. Au milieu des champs, Ulf bondit dans les airs à la manière des Krenken. Dietrich fixa l’une des créatures, puis l’autre, totalement déconcerté.
Jean se leva et épousseta ses chausses de cuir d’un air absent.
— Ulf va accepter le baptême à présent, déclara-t-il. Le Faucheur l’a épargné. Et s’il peut faire preuve de miséricorde, autant jurer fidélité au Seigneur de miséricorde.
— Pasteur, pasteur !
C’était le petit Atiulf, qui ne quittait plus Klaus et l’appelait même papa.
— Des hommes ! Sur la route d’Oberreid !
On était le lendemain du baptême d’Ulf, et Dietrich s’affairait à creuser des tombes sur la colline de l’église, aidé par Klaus, Joachim et quelques autres. Ils rejoignirent le garçonnet sur la crête et Klaus le prit dans ses bras.
— Peut-être qu’ils viennent nous apprendre que la peste est finie, dit le meunier.
Dietrich secoua la tête. La peste ne serait jamais finie.
— À en juger par sa cape, c’est le héraut du margrave, et c’est un chapelain qui l’accompagne. Peut-être que l’évêque a trouvé un remplaçant pour le père Rudolf.
— Il serait stupide de venir ici, commenta Gregor.
— Ou ravi de quitter Strasbourg, lui rappela Dietrich.
— Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas besoin de lui, trancha Joachim.
Mais Dietrich avait à peine commencé à descendre vers le vallon que le cheval du héraut se cabrait soudain, manquant faire choir son cavalier. Celui-ci eut toutes les peines du monde à le maîtriser, tant il semblait pris de frénésie. Quelques pas derrière lui, le chapelain peinait lui aussi à tenir sa monture.
— Ach , fit Gregor à mi-voix. C’est fichu.
Les deux cavaliers reculèrent jusqu’au col, puis le héraut fit tourner son cheval et, se dressant sur ses étriers, leva le bras droit, effectuant le geste même que les villageois avaient appris à associer aux Krenken. Puis ils disparurent à la vue, seul un nuage de poussière trahissant leur passage.
Ils trouvèrent Jean sur la route, entre la forge et l’atelier du tailleur de pierre, les yeux tournés dans la direction d’Oberreid.
— J’ai voulu leur dire de ne pas s’approcher, expliqua-t-il en chancelant. J’avais oublié que je n’étais pas des vôtres. Quand ils m’ont vu…
À la surprise générale, Klaus posa une main sur l’épaule du Krenk et lui dit :
— Mais vous êtes des nôtres, frère monstre.
Gottfried sortit de l’hôpital.
— S’ils nous ont vus, quelle importance ? Que peuvent-ils faire sinon nous libérer de ceci ? Celui qui portait une cape a jeté un objet dans l’herbe.
Gregor partit en courant pour le ramasser.
— Je suis chagrin de vous avoir ainsi trahi, Dietrich, dit Jean. Nous avons du mal à voir ce qui est immobile. Je me suis figé par réflexe. La force de l’habitude. Pardonnez-moi.
Et, ce disant, il s’effondra sur la chaussée poussiéreuse.
Klaus et Lueter Holzhacker emportèrent dans l’hôpital son corps agité de soubresauts et l’allongèrent sur une paillasse. Gottfried, Beatke et les autres Krenken survivants firent le cercle autour de lui.
— Il partageait sa ration avec nous, dit Gottfried. Je ne l’ai appris qu’hier.
Dietrich le fixa du regard.
— Il s’est sacrifié, comme l’alchimiste ?
— Bwah-wah ! Non, pas comme l’alchimiste. Arnaud voulait nous donner un peu plus de temps pour réparer le navire. Ce n’était pas un homme formé à l’ elektronikos, et qui saurait dire s’il avait tort d’espérer ? Jean n’a pas agi par espoir charnel, mais par amour de nous, qui le servions.
Gregor les avait rejoints, tenant un rouleau de parchemin. Il le tendit à Dietrich.
— Voici ce que le héraut a laissé.
Dietrich dénoua le ruban qui entourait le parchemin.
— Combien de temps… ? demanda-t-il à Gottfried.
Le serviteur de l’essence elektronik haussa les épaules à la mode humaine.
— Qui peut le dire ? Heloise est allée au ciel au bout de quelques jours ; Kratzer a tenu plusieurs semaines. C’est comme avec votre peste.
— Que dit le message ? s’enquit Joachim, et Dietrich attrapa ses lunettes dans sa bourse.
— S’il n’y a pas de prêtre parmi nous, annonça-t-il une fois sa lecture achevée, les laïcs sont autorisés à entendre leurs frères en confession. C’est un miracle, dit-il en levant la tête.
— Ah bon ? fit Klaus. Que je confesse mes péchés au tailleur de pierre, oui, ce serait un miracle.
— Na, Klaus, fit Lueter. Je t’ai déjà entendu les confesser chez Walpurga après deux ou trois chopes de bière.
— L’archidiacre Jarlsberg écrit qu’il n’a plus de prêtres à nous envoyer.
— C’est un miracle, je suis d’accord, railla Klaus.
— La moitié des paroisses du diocèse sont vacantes – leurs prêtres ne les ont pas désertées, contrairement au père Rudolf. Ils sont restés avec leurs ouailles et sont morts avec elles.
— Comme vous, lança Klaus.
Dietrich ne put s’empêcher de rire.
Gregor se renfrogna.
— Le pasteur n’est pas mort. Il n’est même pas malade.
— Pas plus que vous ou moi, répliqua Klaus. Pour le moment.
Dietrich passa la journée au chevet de Jean et dormit la nuit près de sa paillasse. Ils abordèrent bien des questions, le monstre et lui. Le vide existait-il ? Comment pouvait-il y avoir plus d’un monde, puisque chacun d’eux ne pouvait que se précipiter vers le centre de l’autre ? Le ciel était-il un dôme ou une vaste mer déserte ? Les aimants de Maître Pierre pouvaient-ils réaliser un mouvement perpétuel, ainsi qu’il l’affirmait ? Bref, tous les sujets de philosophie qui avaient tant ravi Jean en des temps plus cléments. Ils parlèrent aussi de Kratzer, et Dietrich était plus que jamais persuadé que Jean et Kratzer s’étaient aimés, si tant est que l’amour eût sa place dans le cœur des Krenken.
Le matin venu, la herse du château se leva dans un grand bruit de chaînes et Richart le prévôt, suivi de Wilifrid le clerc et de quelques autres, descendit de la colline au galop et fonça sur la route du Bärental. Peu de temps après, la cloche de la chapelle sonna un coup. Dietrich attendit, et attendit encore, mais on ne devait plus l’entendre par la suite.
Cet après-midi-là se tint sous le tilleul une séance irrégulière du tribunal, au cours de laquelle Dietrich demanda que s’identifient ceux chez qui Ulf n’avait trouvé aucune trace des petites-vies. La moitié des villageois levèrent la main et le pasteur remarqua qu’ils prenaient déjà leurs distances avec leurs voisins.
— Vous devez quitter Oberhochwald, leur dit-il. Si vous restez ici, les petites-vies vous infecteront à votre tour. Emmenez avec vous les malades dont la fièvre est tombée. Lorsque la peste aura cessé de sévir, vous pourrez revenir ici pour remettre les choses en ordre.
— Je ne reviendrai jamais ! s’écria Jutte Feldmann. Ce lieu est maudit. Il empeste les démons et la sorcellerie.
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