Le post-doc ricana.
— Pas ce week-end, je suis déjà pris.
Sharon se carra dans son siège, désormais convaincue que l’esprit sceptique de Hernando avait mordu à l’hameçon. Tout enthousiaste a besoin d’un sceptique pour l’empêcher de devenir incontrôlable.
XXV
Juillet 1349
Jours ordinaires
La jument grise n’avait pas envie de galoper, et l’allure qu’elle adopta était un compromis douteux entre l’impatience de Dietrich et sa paresse manifeste. Lorsqu’ils émergèrent du tunnel végétal formé par les haies bordant la chaussée, et que l’animal découvrit dans la pâture banale des gerbes de foin dispersées par le vent, il fonça vers le portail et tenta de l’ouvrir en poussant des naseaux la corde qui le maintenait en place.
— Si tu as tellement faim, brave bête, concéda Dietrich, tu n’auras pas la force de terminer le voyage.
Il se pencha pour soulever la corde et la jument entra dans le pré avec autant d’alacrité qu’un enfant fonçant sur son gâteau d’anniversaire.
Pendant que Dietrich attendait que sa monture soit rassasiée, sa curiosité le poussa à examiner le contenu de ses sacoches, un don qu’il ne devait sans doute pas uniquement au Seigneur. Il y trouva un manipule en lin d’un beau vert pâle, orné de croix et de chrismes brodés au fil d’or. Ainsi que d’autres vêtements sacerdotaux d’une beauté sans pareille. Il se remit d’aplomb sur sa selle. Cela ne prouvait-il pas de façon irréfutable que cette monture lui était destinée ?
Lorsque la jument eut fini de manger, Dietrich la dirigea vers la forêt de Grosswald. Il coulait non loin de là un ruisseau où elle pourrait se désaltérer, et les ombrages les soulageraient de la chaleur étouffante.
Il ne s’était pas rendu en forêt depuis le départ du navire krenk et la venue de l’été en avait altéré l’aspect de façon notable. Églantines et gaillets emplissaient l’air de leur parfum. On entendait bourdonner les abeilles. Les encoches taillées par Max disparaissaient souvent sous les jeunes pousses. Mais la jument semblait savoir où aller. La soupçonnant de sentir le ruisseau, Dietrich lui laissa la bride sur le cou.
Leur présence faisait fuir des créatures invisibles qui agitaient les fourrés autour d’eux. Une mésange bleue les regarda passer un temps puis s’envola. Pétrarque, disait-on, trouvait un peu de paix dans la nature et, un jour, il était monté en haut du mont Ventoux dans le seul but de jouir du paysage. Peut-être que la brutalité de son style, sa tendance au libelle et à la mauvaise foi, n’étaient pas sans rapport avec cet amour des lieux sauvages.
Dietrich déboucha dans la clairière où le ruisseau formait une mare avant de dévaler le flanc de la montagne. La jument se mit à boire et Dietrich, se disant que lui aussi finirait par avoir soif, mit pied à terre et, après avoir attaché sa monture, alla se désaltérer un peu en amont.
Une pierre tomba dans la mare, le faisant sursauter. Au-dessus de lui, perchée sur un rocher surplombant le ruisseau là où il se jetait dans la mare, se tenait Heloise la Krenk. Dietrich réveilla son harnais crânien.
— Que Dieu soit avec vous, dit-il sur le canal privé.
La Krenk attrapa une nouvelle pierre et la jeta dans la mare.
— Que Dieu soit avec vous, dit-elle. Je croyais que vous et les vôtres évitiez la forêt.
— C’est un lieu parfois sinistre, opina Dietrich. Qu’est-ce qui vous amène ici ?
— Mon peuple trouve… le calme-dans-la-tête en visitant des lieux comme celui-ci. Il y a ici… quel est le terme dont vous usez… De l’équilibre.
— Arnaud venait ici, lui aussi. Je l’ai vu un jour.
— Vous… Lui aussi était de la Grande île.
Elle jeta une nouvelle pierre dans l’eau, ressuscitant des ronds qui venaient de s’effacer. Dietrich attendit, mais, comme elle ne disait plus rien, il fit mine de s’éloigner.
— Quand vous cessez de bouger, vous semblez disparaître, dit Heloise. Je sais que cela est dû à la nature de nos yeux. Ulf a essayé de nous expliquer en quoi les vôtres étaient différents, mais ce n’est qu’un… il travaille avec les instruments du médecin, mais ce n’est pas un médecin. (Elle lança une nouvelle pierre.) Mais cela ne fait rien.
La pierre frappa le centre de la cible formée par les ondes nées de la précédente, et Dietrich se rendit compte qu’elle accomplissait la même prouesse à chaque coup. Était-ce le mouvement de l’eau qui le lui permettait ? Les humains étaient plus habiles que les Krenken à jauger les distances, moins à jauger les mouvements. Dieu offre à chacun des talents assortis à sa nature.
— Comment va Ulf ? demanda la Krenk. A-t-il des taches ?
Elle tendit les bras et Dietrich y vit les tavelures vert foncé annonciatrices de l’étrange anémie dont souffraient ses invités.
— Pas à ma connaissance.
Elle palpa une marque particulièrement prononcée.
— Dites-moi, vaut-il mieux mourir vite ou lentement ?
Dietrich baissa la tête et fit traîner son pied sur le sol.
— Tous les êtres souhaitent vivre par nature, de sorte que la mort est un mal, qu’il ne faut jamais courtiser. Mais tous les êtres souhaitent aussi éviter la peur et la souffrance. Une mort rapide permet d’alléger ce fardeau, de sorte que s’il ne s’agit pas d’un « bien », au moins peut-on dire que c’est un moindre mal. Mais une mort rapide ne donne pas au pécheur l’occasion de se repentir et d’expier ses fautes envers autrui. De sorte qu’une mort lente peut également être considérée comme un moindre mal.
— Ce que l’on dit de vous est vrai. (Une cinquième pierre suivit les précédentes.) Ulf est resté parce que Jean avait besoin de ses talents, et il a obéi à Jean comme s’il était… un cran au-dessus de nous.
— C’est ce qu’il vous a dit ?
— Je ne pouvais pas le quitter. Mais je sens chaque jour ma mort qui se rapproche. Ce n’est pas juste. La mort devrait fondre sur nous comme votre faucon, pas nous traquer comme votre loup. « Il en était ainsi ; il en est ainsi. »
— La mort n’est qu’un passage s’ouvrant sur une autre vie, lui assura Dietrich.
— Ah.
— Et notre Herr, Jésus-Christ, en est la porte.
— Et comment puis-je franchir cette porte-qui-est-un-homme ?
— Votre main est déjà posée sur le loquet. La voie menant à cette porte, c’est l’amour, et vos actes montrent que vous êtes capable d’amour.
C’était aussi le cas de son époux. En retournant vers sa jument, Dietrich s’émerveilla de ce que chacun d’eux soit resté parce qu’il croyait que l’autre resterait. Certains se détournent de l’amour parce que c’est un devoir, d’autres font leur devoir par amour. Il monta en selle.
— Venez me voir quand vous serez rentrée au village, et nous en reparlerons.
Il talonna la jument grise et lui fit prendre la direction de la route.
Ce cheval était bien un signe, et c’était aussi un miracle. Son but était de le conduire ici, afin que Dieu l’admoneste gentiment par l’intermédiaire des mandibules d’une créature étrangère. Heloise ne pourrait pas éviter de boire sa coupe, pas plus que le Fils de l’Homme dans le jardin de Gethsémani, et il était bien présomptueux de croire que la sienne passerait loin de lui !
— Seigneur, pria-t-il, quand m’est-il arrivé de Te voir malade ou affligé sans venir T’assister [29] D’après Matthieu, 25.44. (N.d.T.)
?
Il se pencha sur la jument pour la caresser et elle laissa échapper un soupir d’aise.
— Tu es un cheval miraculeux, lui dit-il – car Dieu lui avait permis d’approcher un Krenk sans céder à la panique.
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