La porte d’un cottage s’ouvrit soudain et Ilse Ackermann en sortit, sa fille Maria dans ses bras.
— Ma petite Maria ! Ma petite Maria ! hurlait-elle.
La fillette était noire de la tête aux pieds, souillée de vomissures, et de sa bouche bleu nuit coulait un flot de sang ininterrompu. Elle exhalait la puanteur caractéristique de la peste. Avant qu’Ilse ait eu le temps d’en dire plus, son enfant mourut dans un ultime spasme.
Poussant un nouveau hurlement, la femme jeta sa fille sur la chaussée, où elle reposa telle la poupée calcinée qu’elle avait jadis sauvée des flammes. La peste semblait avoir envahi toutes les parcelles de son corps, le corrompant de l’intérieur. Dietrich recula, frappé d’horreur. Cette vision était plus terrifiante encore que celle de Hilde en plein délire, ou de Wanda avec sa langue noire et pendante. Ce qu’il avait devant lui, c’était la Mort dans toute sa majesté.
Ilse se prit la tête entre les mains et courut vers les soles d’hiver où Félix était en train de labourer, laissant sa fille derrière elle.
La Mort avait cerné Dietrich et elle avait fait vite. Everard, Franzl, Wanda, Anna, Maria. Paisible ou douloureuse ; rapide ou interminable ; sommeil ou pourriture. Il n’y avait aucun ordre dans son action, aucune loi. Dietrich pressa le pas. Après ces trois jours de grâce, la peste avait redoublé d’efforts.
Un sinistre fruit pendait à l’une des branches du tilleul : la douce brise de juillet faisait balancer un cadavre. Dietrich s’approcha et vit que c’était celui d’Odo, et il crut d’abord à un suicide. Mais la corde était attachée au tronc et il n’y avait rien alentour sur quoi le vieillard aurait pu se jucher. Puis il comprit. En retournant chez son gendre, Odo avait été attaqué et tué pour avoir apporté la peste au village.
Dietrich ne pouvait en supporter davantage. Il se mit à courir. Ses sandales claquèrent sur les planches du pont enjambant le bief et l’amenèrent sur la route du Bärental. Le soleil avait durci la terre, excepté là où la chaussée se poursuivait à l’ombre des haies. Ce fut dans une rivière bourbeuse que Dietrich dut avancer pour franchir cette portion. Arrivé au tournant, il tomba sur la jument grise du Herr, sellée et caparaçonnée, occupée à grignoter les feuilles d’un succulent buisson.
Un signe ! se dit-il. Dieu lui avait envoyé un signe. S’emparant des rênes, il monta sur le talus et se mit en selle. Puis, sans jeter un regard derrière lui, il talonna la jument récalcitrante et prit la direction de l’est.
Le subconscient est une chose merveilleuse. Il ne dort jamais, quoi que fasse le reste de l’esprit. Et il ne cesse jamais de penser. Quoi que fasse le reste de l’esprit. Sharon était en plein milieu de son cours sur la structure galactique – cours réunissant sept doctorants en physique – lorsque, comme elle se retournait vers le tableau, son regard se posa sur le diagramme grand format de la distribution des décalages vers le rouge.
Mais bien sûr.
Elle se tut et l’étudiant qui venait de répondre à sa question s’agita sur son siège, un peu mal à l’aise, se demandant de quelle façon il avait pu se planter. Il se mit à taper sur sa table avec son stylo et quêta du regard le soutien de ses camarades.
— Ce que je voulais dire… commença-t-il, espérant qu’on allait lui jeter un indice.
Sharon se retourna.
— Non, vous avez tout à fait raison, Girish. Mais je viens de me rendre compte… Le cours est terminé.
La différence entre un doctorant et un étudiant en maîtrise, c’est que le premier n’est pas nécessairement ravi par une telle nouvelle. L’immense majorité d’entre eux sont en fac parce qu’ils le souhaitent, pas parce que les convenances sociales les y obligent. Aussi les auditeurs de Sharon sortirent-ils en échangeant des murmures contrariés pendant qu’elle filait dans son bureau pour y noircir du papier.
Lorsque Hernando débarqua une demi-heure plus tard, lançant sa casquette sur une étagère et laissant choir son sac à dos près de son bureau, elle était si absorbée par sa tâche qu’elle ne le vit ni ne l’entendit. Il la fixa un moment puis entreprit de trier ses notes en vue de son cours de nucléonique.
— C’est parce que le temps est quantifié, dit soudain Sharon, arrachant Hernando à sa propre contemplation.
— Hein ? Le temps est quantifié ? Oui, je suppose. Pourquoi pas ?
— Non, c’est le décalage vers le rouge. La raison pour laquelle les galaxies s’éloignent les unes des autres à des vitesses discrètes. L’univers bafouille.
Hernando fit pivoter son fauteuil pour lui faire face.
— Bon.
— L’énergie du vide. Le lambda d’Einstein, ce qu’il appelait sa plus grosse boulette.
— Le facteur inconnu qu’il a ajouté à sa théorie afin d’obtenir le résultat souhaité.
— Exactement. Mais Einstein était un génie. Même quand il commettait une erreur, celle-ci était brillante. Lambda amène les galaxies à s’éloigner les unes des autres à une vitesse sans cesse croissante. Mais la quantité d’énergie du vide dépend de la vitesse de la lumière – et vice versa.
— C’est ce que semble suggérer votre théorie.
Elle ne releva pas cette réserve.
— Si la vitesse de la lumière diminue, cela réduit la quantité d’énergie que le vide peut contenir. Où va donc cet excès d’énergie ?
Hernando eut une moue dubitative.
— À l’extérieur de l’univers ?
— Non, à l’intérieur. Dans la matière et les radiations ordinaires. Dans la poussière cosmique et les micro-ondes, dans les étoiles, les planètes et les galaxies, dans les baleines, les oiseaux et les profs de fac.
Le post-doc siffla.
— Le big bang soi-même…
— Et sans qu’il soit besoin d’invoquer les inflatons comme on le faisait jadis des épicycles. Le temps quantifié est la seule explication possible aux intervalles de mesure dans les décalages vers le rouge.
— Résolution de mesure ? hasarda Hernando. Échantillons en nombre limité ? Échantillons non représentatifs ?
— C’est ce qu’ils ont dit à Tifft quand il a découvert le phénomène. Et… ils avaient en grande partie raison ; mais c’étaient aussi des défenseurs de l’orthodoxie qui s’accrochaient au dogme existant. Écoutez, la lumière est quantifiée, l’espace est quantifié, pourquoi le temps ferait-il exception à la règle ? Ce n’est qu’une des dimensions du continuum.
— En voilà un argument convaincant. Et puis, si vous avez raison, ce n’est plus vraiment un continuum.
— D’où la présence de ces intervalles dans les mesures. Ce qui nous apparaît comme un film est en fait une succession d’images fixes. L’univers a des fissures.
Le jeune athlète éclata de rire.
— Et qu’y a-t-il dans ces fissures ?
— Oh ! comme nous aimerions le savoir. D’autres univers, je crois. Des mondes parallèles.
Hernando inclina la tête sur le côté et prit un air pensif.
— Preuves objectives ? demanda-t-il au bout d’un temps.
— C’est là que vous intervenez.
— Moi ?
Il avait l’air affolé, comme si Sharon projetait de l’envoyer dans un monde parallèle.
— Il faut que vous me fabriquiez un détecteur de chronons.
— Mais bien sûr, je suis libre cet après-midi après mon cours de quatorze heures. Je suppose qu’un chronon est…
— Un quantum de temps.
Il réfléchit un instant.
— Cool. Mais comment on peut détecter un truc pareil ?
— C’est ce que nous allons découvrir, tous les deux. Imaginez un peu. Un jour, vous poserez le pied sur une autre planète, ou sur un monde parallèle.
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