— Très pénible, dit Dietrich dans un hoquet.
— Mes… (Jean palpa ses antennes.) Je dois les laver. L’intendant ne vivra pas.
Dietrich laissa échapper un soupir.
— Nous ne devons pas perdre espoir, mais… je pense que vous avez raison. Sa femme s’est enfuie en emmenant leur petit garçon. Il n’y a plus personne pour le soigner.
— Alors, nous allons le faire.
Ils allongèrent Everard sur une civière fabriquée par Zimmerman, et Ulf et Heloise en saisirent les brancards. Dietrich les accompagna, afin de veiller à ce que le malade ne tombe pas lorsqu’ils descendraient en bas de la colline. Il se rappela que saint Éphrem le Syrien avait confectionné trois cents civières lorsque la Mésopotamie avait été frappée par la famine. Il nous en faudra davantage , se dit-il.
Jean était resté chez l’intendant pour brûler son linge et les petites-vies qu’il pouvait abriter.
— Gardez un peu de pus pour que je l’examine, lui dit Ulf via le parleur à distance.
— Pourquoi lui demandez-vous cela ? dit Dietrich comme ils se mettaient en route.
— J’ai travaillé avec les instruments de notre lazaret. Gschert nous a laissé l’un d’entre eux qui nous permet de voir les petites-vies.
Dietrich acquiesça sans comprendre. Puis il demanda à brûle-pourpoint :
— Pourquoi nous aidez-vous à soigner les malades si vous n’avez pas foi en la charitas ?
Le Krenk païen agita le bras.
— Jean est maintenant le Herr des Krenken, alors je le suis. Et puis, cela emplit mes jours.
Ce qui, tout bien considéré, était une réponse de Krenk.
Wanda Schmidt mourut le lendemain, jour de la commémoraison de saint Materne de Milan. Elle rua, se cabra et se trancha la langue d’un coup de dents. Un sang noir bouillonna en elle et jaillit de sa bouche. Elle n’entendit point les paroles de réconfort que lui dispensa Gottfried le Krenk ; peut-être ne sentit-elle même pas les gentils tapotements qui chez son peuple faisaient office de caresses.
Gottfried accosta Dietrich peu après.
— Le Seigneur-du-ciel n’a pas voulu sauver la femme du bienheureux Lorenz. Pourquoi alors avons-nous imploré Son aide ?
Dietrich secoua la tête.
— Tous les hommes meurent lorsque Dieu les rappelle à Lui.
Et Gottfried de répondre :
— N’aurait-il pu la rappeler avec plus de douceur ?
Klaus et Odo conduisirent Hilde à l’hôpital en la portant sur une civière. Lorsqu’ils l’eurent allongée sur une paillasse, près du feu que Dietrich faisait brûler en permanence, Klaus demanda à son beau-père de rentrer à la maison et le vieil homme, opinant d’un air distrait, lui répliqua :
— Dites à Hilde de se dépêcher de revenir pour préparer mon dîner.
Klaus le regarda s’éloigner.
— Il passe des heures assis sur un tabouret à regarder les cendres dans la cheminée. Quand j’entre dans la pièce, il se retourne quelques instants, mais la fascination des cendres est toujours la plus forte. Je pense qu’il est déjà mort – ici. (Il se frappa le torse.) Le reste n’est que cérémonie. (Il s’agenouilla près de Hilde pour lui caresser les cheveux.) Les animaux se meurent, eux aussi. En venant ici, j’ai vu des cadavres de rats et de chats, et même celui du vieux chien de Herwyg. Son cabot va lui manquer, au vieux Borgne.
Mon Dieu , supplia Dietrich, vas-Tu vider la terre de toute vie ?
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en palpant la manche de Klaus. On dirait du sang. Est-ce qu’elle a vomi du sang ?
Klaus baissa les yeux et fixa les taches sur le tissu comme s’il ne les avait jamais vues avant cet instant. Il toucha l’une d’elles du bout des doigts, mais le sang avait déjà séché.
— Non, fit-il. Non… Je… j’ai suivi…
Mais le meunier n’eut pas le temps d’en dire davantage, car Hilde se redressa soudain et quitta sa couche. Dietrich crut tout d’abord à un miracle, mais elle se mit à tourner sur elle-même en chantonnant, battant des bras comme un oiseau qui prend son envol. Klaus voulut la saisir, recevant pour sa peine une gifle si violente qu’elle faillit le terrasser.
Dietrich fit le tour de la paillasse et tenta d’attraper l’un des bras de Hilde pendant que Klaus s’emparait de l’autre. Une fois qu’il l’eut agrippée par le poignet, il mobilisa toutes ses forces pour l’étendre sur sa couche. Klaus fit de même. Hilde continua de gigoter et de fredonner un chant inintelligible. Puis, brusquement, elle se tut et cessa de bouger. Klaus releva la tête.
— Est-ce qu’elle est… ?
— Non. Non, elle respire.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce numéro de danse ?
— Je l’ignore, répondit Dietrich. (Si ses pustules avaient enflé, aucune veine empoisonnée ne courait sur ses bras.) Puis-je voir ses jambes ?
Sans un mot, Klaus releva la robe de Hilde et Dietrich, en examinant ses cuisses et son bas-ventre, fut soulagé de constater qu’elle ne présentait aucun signe inquiétant.
— Gottfried, apportez-moi du vin vieux, lança-t-il.
— Ja, ja , fit Klaus en hochant la tête. J’en ai bien besoin, moi aussi. Est-ce qu’elle va se reposer maintenant ?
— Je n’ai pas envie de boire. Il faut que je nettoie mon scalpel.
Klaus partit d’un petit rire, puis replongea dans un silence morose.
Gottfried apporta un bocal de vinaigre où Dietrich trempa sa lame. Puis il la tint au-dessus des braises jusqu’à ce que le manche soit trop chaud. Cette fois-ci, il décida de se passer de l’éponge soporifique. Il devait la réserver aux patients comme Everard, chez qui l’équilibre entre vie et mort était bien plus précaire.
— Tenez-moi ça, dit-il à Gottfried en lui passant une bassine en terre cuite. Dès que j’ai incisé la pustule, ajouta-t-il à l’intention de Klaus, le pus va se vider là-dedans. Ulf affirme qu’il ne doit pas entrer en contact avec notre peau, mais il pense que les Krenken sont immunisés contre ses effets.
— Il n’y a qu’une façon de s’en assurer, dit Gottfried.
— Voilà un démon plein de sagesse, dit Klaus en le fixant des yeux. Elle les a soignés, et maintenant, ce sont eux qui la soignent. Je ne les comprends pas davantage que je ne l’ai comprise.
Il considéra le couteau.
— N’ayez crainte, lui dit Dietrich. Chauliac a dit à Manfred que cette opération était souvent couronnée de succès, à condition de ne pas trop la retarder.
— Eh bien, allez-y ! Je ne le supporterai pas si…
Dietrich avait affûté sa lame comme un rasoir. Il incisa la pustule d’un geste sûr. Hilde poussa un hoquet et se cambra, sans toutefois hurler, contrairement à Everard. Dietrich lui maintenait fermement le bras, et le fluide putrescent coula dans la bassine de Gottfried. Il regarda s’il contenait du sang et fut soulagé de n’en point voir.
Quoique moins répugnant que celui d’Everard, ce pus dégageait une odeur des plus fortes. Klaus déglutit mais réussit à conserver le contenu de son estomac, bien qu’il ait eu un mouvement de recul.
La sinistre corvée fut bientôt achevée. Dietrich versa du vinaigre sur les incisions. Il ignorait pourquoi cette précaution était efficace, mais les hommes de l’art la conseillaient depuis l’époque d’Hippocrate. Le vinaigre brûle, et peut-être que le feu consumait les petites-vies.
Ensuite, Dietrich accompagna Klaus au cottage de Walpurga Honig, et tous deux s’assirent sur le banc. Klaus toqua au volet de la fenêtre et, quelques instants plus tard, la brasseuse l’ouvrit et lui tendit une chope de bière. Apercevant Dietrich, elle se retira pour réapparaître avec une seconde chope puis referma son volet en abaissant la barre. Ce bruit fit sursauter le petit Atiulf Kohlmann, assis par terre de l’autre côté de la rue, et il appela sa maman en pleurant.
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