Longtemps, longtemps après, il traversa la route pour regagner l’hôpital et raconter à Jean ce qui s’était passé, mais il découvrit que le Krenk était mort pendant son absence. Dietrich s’agenouilla près du cadavre et souleva les longs bras rugueux pour les replier sur le torse tavelé, dans une attitude qui était celle de la prière. Il ne pouvait pas lui fermer les yeux, naturellement, et ils semblaient toujours lumineux, bien que ce ne fut qu’un effet des rayons du couchant par-delà les soles d’hiver, rappelant celui des gouttes de pluie de Théodoric de Fribourg, et l’ombre d’un arc-en-ciel se posa sur les joues de Jean.
Le subconscient est une chose merveilleuse. Il ne dort jamais, quoi que fasse le reste de l’esprit. Et il ne cesse jamais de penser. Quoi que fasse le reste de l’esprit.
Tom se réveilla en proie à des sueurs froides. Non, c’est impossible ! C’était absurde, ridicule. Sauf que tout se tenait. Mais en était-il bien sûr ? Était-ce la solution de son dilemme, ou bien une chimère que seul le rêve rendait plausible ?
Il se tourna vers Sharon, allongée tout habillée près de lui. Elle avait dû rentrer tard et s’effondrer tout de suite. En général, il se réveillait en l’entendant arriver, même si on était en pleine nuit et s’il dormait profondément ; mais il ne se souvenait pas l’avoir entendue cette fois-ci. Elle se retourna et esquissa un sourire. Sans doute rêvait-elle de chronons.
Il se glissa hors du lit et sortit de la chambre sur la pointe des pieds, refermant doucement la porte derrière lui. Puis il s’assit, accéda à CLEODEINOS et ouvrit le fichier Eifelheim. Il entreprit de passer en revue tous ses éléments, procédant par références croisées de façon à les mailler en profondeur. L’information réside dans l’ordonnancement des faits et non dans les faits eux-mêmes. Disposez-les suivant une nouvelle configuration et – qui sait ? – leur signification s’altérera peut-être de façon radicale.
Il rangea ses faits par ordre chronologique, évaluant ceux qui n’étaient pas datés en fonction de leur contexte ou de leurs liens logiques avec les autres, une tâche délicate dans le meilleur des cas. Non seulement le calendrier attendait toujours d’être réformé, mais en outre l’année ne commençait pas partout en même temps. Dans l’empire, l’année religieuse débutait le jour de la fête de l’Incarnation, alors que, durant le règne de Louis IV, l’année civile débutait le 1er janvier. Tout ça lui avait paru un peu tordu, ce qui avait bien fait rire Judy : « Rendez donc à César, Tom. Les papes et les empereurs ont entretenu leur rivalité pendant des siècles, mais tout le monde savait que leur influence ne s’exerçait pas dans la même sphère. »
Conclusion : tous les événements qui s’étaient produits entre le 1er janvier et le 25 mars 1349 de l’ère chrétienne avaient été datés de l’an de grâce 1348.
Il interpola le calendrier de propagation de la Peste noire, s’attardant sur son apparition à Bâle et à Fribourg, ainsi que celui de tous les autres événements liés au contexte. Les archives dont il disposait étaient loin d’être exhaustives. Si les étrangers étaient arrivés en automne, pourquoi s’était-il écoulé six mois avant les premières rumeurs portant sur les sorciers et les démons d’Oberhochwald ? Il ignorait la date exacte à laquelle Dietrich avait acheté le fil de cuivre, ainsi que celle du jour où les « voyageurs sans défense » avaient décidé de rentrer chez eux. Et quel rôle jouait Guillaume d’Occam dans cette histoire ? Le pape l’avait invité à Avignon le 8 juin 1349, mais il avait très certainement quitté Munich avant cette date, c’est-à-dire avant le déclenchement de l’épidémie dans la ville. On n’avait plus jamais entendu parler de lui et les historiens supposaient qu’il était mort de la peste sur la route. Il avait pu passer à proximité d’Oberhochwald. Y aurait-il fait étape pour voir « mon ami le Doctor Seclusus » ? Y avait-il apporté la peste ? Y était-il mort ?
Tom mordilla son stylo. Comme il enviait les physiciens ! Ils finissaient toujours par trouver les réponses à leurs questions. Un peu d’acharnement, un peu de génie, et ils faisaient cracher des théories à l’univers. Les cliologues avaient moins de chance. Les faits ne survivaient pas toujours et ceux qui y parvenaient devaient leur survie au hasard plus qu’à leur importance. Si acharné soit-on, il est impossible d’interpréter des archives détruites par les flammes. Quand on ne supporte pas ce genre de contrariété – quand on ne peut pas admettre que certaines questions resteront éternellement sans réponse –, mieux vaut choisir une autre discipline que l’histoire.
Il étudia avec soin sa liste et ses diagrammes, revenant de temps à autre à ses sources pour se rafraîchir la mémoire. Il reconstitua sur une carte la trajectoire du « Démon du Feldberg », de Sankt-Blasien au massif du Feldberg. Il était forcément passé par Oberhochwald. Au bout du compte, une seule explication lui paraissait envisageable. En fait, il se demandait à présent pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Qu’avait-il dit à Sharon ce soir-là, au restaurant ? Peut-être que le subconscient est plus malin qu’on ne le croit.
Ou peut-être pas. Il se carra dans son siège et fixa le plafond en tiraillant sa lèvre inférieure. Il ne voyait aucune faille dans son raisonnement ; mais qu’est-ce que ça prouvait ? La solution la plus évidente est parfois une chimère. Il avait besoin d’un avis extérieur. Celui d’une personne érudite, fiable – et discrète. Il fit des copies de ses fichiers et y ajouta un abrégé. Lorsqu’il consulta la vieille horloge numérique à écran à cristaux liquides, elle affichait 3:20. Soit 9 h 20 à Fribourg. Il inspira à fond, hésita un instant puis, avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, télécharga l’ensemble de son message dans ma boîte aux lettres, à un quart de globe de là. L’objet de son courriel tenait en une phrase : Was glaubst du ? Qu’en penses-tu ?
Le courriel de Tom a excité ma curiosité. Je lui ai dit que j’aurais besoin de faire de longues recherches avant de pouvoir lui répondre, puis je suis allé faire un tour à la bibliothèque de l’université Albert-Louis. J’y ai trouvé certains des documents qu’il avait évoqués et les ai comparés à certains de ceux qu’il m’avait transmis. Puis j’ai fouillé dans les archives, remuant la poussière des siècles, et fait de nouvelles découvertes. Une fois rentré chez moi, j’ai allumé ma vieille pipe en bois de la Forêt-Noire et j’ai réfléchi au sein de ses nuages de fumée. La dignité est une denrée que nous économisons en vue de notre grand âge, et je pense avoir mérité celle que je possède. Mais Tom n’était pas du genre à conclure à la légère, ni à jouer des tours pendables à ses amis.
Car c’est mon ami. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous nous tutoyons, tous les deux, signe que notre amitié n’a rien de superficiel.
Deux jours plus tard, donc, j’ai scanné les documents que j’avais dénichés puis je les ai compressés, usant de toute la magie que la technologie moderne met à notre disposition ; je les ai ensuite attachés à un courriel. J’ai esquissé dans le texte de celui-ci des conclusions prudentes – très prudentes. Si Tom avait un peu plus de cervelle qu’un navet, il saurait lire entre les lignes de ma prose. C’est cela que signifie le mot « intelligence » : inter legere.
— Que fais-tu debout à une heure aussi matinale ?
Tom sursauta vivement, manquant faire choir son fauteuil. Il s’accrocha au rebord de son bureau et, en se retournant, découvrit Sharon en train de se frotter les yeux sur le seuil de la chambre.
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