« Pourquoi ne pas utiliser exclusivement de l’urée et de l’ammoniaque, demandai-je, et varier les quantités de pyrenoïdosa et de vulgaris pour équilibrer les échanges ? Vous consommeriez ainsi plus d’urée en évitant le problème des nitrates. »
Elles s’entre-regardèrent.
« Euh… non, dit Nadezhda. Réfléchis bien… ces foutues algues poussent si vite avec l’urée… ça donne trop de biomasse, on ne peut pas tout utiliser.
— Et en leur donnant moins de lumière ?
— Mais cela pose des problèmes avec les vulgaris, expliqua Marie-Anne. Saleté de machin, ça meurt ou ça pousse de façon anarchique. »
Manifestement, je ne faisais que répéter les solutions les plus évidentes. La solution des problèmes posés par les systèmes biologiques de survie ressemble à un jeu. Un des plus subtils casse-tête intellectuels jamais inventés, en fait. Sous bien des aspects, cela s’apparente aux échecs. De plus, Nadezhda et Marie-Anne étaient certainement grands maîtres en la matière et travaillaient sur ce modèle depuis des années. Elles avaient plusieurs longueurs d’avance sur moi et discutaient de modifications dont je n’avais jamais entendu parler. Mais je n’avais jamais rencontré personne qui possédât un flair comme le mien dans ce domaine… s’il s’était agi d’échecs, j’aurais été championne de Mars, j’en suis sûre. Quand je vis l’expression patiente de Marie-Anne alors qu’elle m’expliquait pourquoi ma solution ne pouvait pas marcher, quelque chose se déclencha en moi et les intentions imprécises qui m’avaient décidée à cette visite se cristallisèrent.
« Très bien, dis-je d’une voix mesurée. Vous feriez aussi bien de me décrire votre modèle dans les détails, les améliorations dont m’a parlé Swann, tout. Si vous voulez que je vous aide. »
Les deux femmes hochèrent poliment la tête, comme si cette requête était la chose la plus naturelle du monde. Et nous nous attelâmes à la tâche.
Je les aidai donc, oui. Et, plus que jamais, mon moi conscient se détachait de celui qui se penchait sur cet exemple particulier de problème en biosurvie – plus que jamais le travail semblait un jeu, un puzzle géant et complexe que nous ne verrions qu’une fois fini –, nous nous reculerions pour le contempler, l’admirer, et puis nous l’oublierions et rentrerions dîner. Dans cet état d’esprit, j’étais particulièrement inventive et je fus très utile.
Cela en arriva même au point où je commençai à retourner sur l’astronef le soir après dîner pour me promener seule dans la ferme et rentrer quelques chiffres dans les programmes d’essai afin d’en vérifier les résultats. Parce qu’ils étaient confrontés à un vrai problème… je n’en avais jamais rencontré d’aussi délicat. Les deux vaisseaux étaient de la classe Deimos P R : âgés d’environ quarante ans, en forme de jeu de cartes, un peu plus d’un kilomètre de long ; propulsés par des fusées à explosion directe alimentées au deutérium avec une masse de réaction de césium. Leur équipage de quarante à quarante-cinq personnes vivait à l’avant ou dans la partie supérieure du vaisseau, derrière les passerelles. En dessous se trouvaient les installations de loisirs, les diverses salles des fermes et les usines de recyclage ; encore plus bas, les masses énormes des systèmes de propulsion et les boucliers qui protégeaient l’équipage. Ces vaisseaux constituaient des biogéocénoses, c’est-à-dire des systèmes écologiques clos combinant méthodes biologiques et technologiques pour assurer leur autarcie. Une autarcie totale n’était pas possible, bien sûr ; elle atteignait quatre-vingts pour cent sur une période de trois ans et diminuait rapidement passé cela. C’étaient donc de bons minéraliers d’astéroïdes, sans conteste. Mais certaines zones de déperdition n’avaient pas encore trouvé de solution satisfaisante et, bien que ce fussent les meilleurs systèmes de biomaintenance jamais conçus, ce n’étaient pas des vaisseaux interstellaires.
Je tournais en rond dans les fermes de l’ Hidalgo en suivant le déroulement des divers processus tandis que mon esprit essayait de se tracer un chemin à travers le système. La plupart des salles étaient dans la pénombre, mais la salle des algues nécessitait encore des lunettes de soleil. C’était de là que tout partait. La chaleur et la lumière engendrées par les réactions nucléaires des machines fournissaient l’énergie aux plantes photo-autotrophes, essentiellement les algues Chlorella pyrenoïdosa et Chlorella vulgaris. Elles étaient placées dans de grandes bouteilles suspendues sous les lampes et je me dis que, malgré les problèmes de nutriment, on pourrait, par des manipulations génétiques ou écologiques, obtenir l’échange gazeux souhaité.
Je retirai mes lunettes et avançai à tâtons dans la salle marine en attendant que mes yeux se soient habitués à l’obscurité. On apportait ici les algues en excès pour alimenter le bas de la chaîne alimentaire. Plancton et crustacés mangeaient les algues, les petits poissons mangeaient le plancton, les gros poissons mangeaient les petits. C’était la même chose dans les élevages, un peu plus loin ; je distinguais dans l’éclairage nocturne les cages et enclos des lapins, poulets, cochons et chèvres…, et mon nez me confirmait leur présence. Ces animaux mangeaient les déchets végétaux dont ne s’étaient pas servis les hommes et fournissaient eux-mêmes de la nourriture. Derrière les élevages se trouvait la série des salles plantées de rangées de légumes – la ferme proprement dite – et là quelques lumières étaient restées allumées, diffusant une clarté douce et agréable. Je m’assis le dos au mur et contemplai une longue rangée de choux. À côté de moi, un schéma simple était tracé sur le mur, laissé sans légende comme un symbole religieux… le diagramme des processus circulaires du système. La lumière nourrit les algues. Les algues nourrissent plantes et poissons. Les plantes nourrissent humains et animaux, tout en renouvelant l’oxygène et l’eau. Les animaux nourrissent les humains. Humains et animaux rejettent des déchets qui alimentent des micro-organismes, lesquels transforment (dans une certaine mesure) ces déchets en minéraux qui rendent alors possible leur réinsertion dans le sol pour les plantes.
Les choux luisaient dans la pénombre comme des alignements de cerveaux penchés sur le problème avec moi. Le cycle représenté par le diagramme, complété par des opérations physico-chimiques favorisant les échanges gazeux et l’utilisation des déchets, était presque clos : une biogéocénose artificielle nette et fiable. Mais il y avait deux points majeurs de déperdition devant lesquels je séchais ; et ce n’était pas en me promenant dans la ferme que j’allais trouver la solution. D’abord l’utilisation incomplète des déchets. Le recyclage direct des déchets humains en nutriment pour végétaux est limité par l’accumulation des ions chlorure que les plantes n’assimilent pas. Le chlorure de sodium, par exemple, est un composé utilisé par les humains comme substance gustative, mais les autres éléments du système n’en ont pas besoin en quantités équivalentes. De sorte que l’utilisation d’algues pour minéraliser les déchets sur l’ Hidalgo devait être complétée par une réaction physico-chimique – la combustion thermique, dans ce cas, d’où résultaient des cendres inutilisables, en quantité infime mais cependant significative. Il serait difficile de trouver un moyen de réintroduire dans le système ces oxydes métalliques peu solubles.
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