Kim Robinson - Les menhirs de glace

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Les progrès de la médecine ont donné à l’humanité une espérance de vie moyenne de six cents ans, qui sera sans doute bientôt prolongée jusqu’à mille. Mais la mémoire n’a pas suivi : n’y subsistent que les souvenirs les plus récents, ceux qui couvrent l’étendue d’une durée de vie jadis « normale ».
Dans ces conditions, que devient l’histoire, lorsqu’elle est écrite par des gens qui l’ont à la fois vécue et oubliée ? C’est l’énigme que pose la découverte, sur Pluton, d’un mystérieux monument : un cercle de gigantesques blocs de glace. Scintillant dans la pale lueur du lointain soleil, « Icehenge » défie toutes les explications. Quel rapport cette construction entretient-elle avec la révolte qui, jadis, a enflammé les colonies martiennes ? Qui en est le constructeur et pourquoi l’histoire officielle n’en montre-telle nulle trace ?
Par l’auteur de la grandiose
, une splendide réflexion sur l’histoire et la mémoire, une vaste fresque couvrant cinq cents années du futur de l’humanité.

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— C’est toi qui es à l’origine de cette réorganisation, n’est-ce pas ? » Pour une raison obscure, je savais que c’était vrai. « Tu as monté ta petite société secrète, mis au point des signes de reconnaissance…

— Le fait que nous ayons dû œuvrer en secret… », dit-il d’une voix forte, puis il baissa le ton, « … est fortuit. Une donnée politique, une question de lieu et d’époque. Il y avait un travail à faire auquel se refusait le Comité. Il n’a pas voulu nous soutenir, mais le projet n’est pas mauvais pour autant ! Nous sommes dégagés de toute motivation politique, nous sommes un organe de coopération entre Soviétiques et Américains… nous essayons de donner à l’humanité un foyer en dehors du système solaire tant que c’est encore possible. »

Il s’arrêta pour reprendre son souffle et me regarda, la mâchoire crispée. « Et tu arrives » – il me montra du doigt –, « toi qui ignores tout cela, et me traites de fanatique qui entraîne des imbéciles après des chimères. » Il regarda par la large fenêtre de la passerelle. « J’aurais pu prédire à Swann comment tu réagirais. »

J’avais le visage en feu. Nous en étions exactement au même point qu’il y avait soixante ans. Furieuse, je dis : « Tu me kidnappes, mets mon avenir en grave danger, puis tu me traites d’imbécile parce que je n’adhère pas à tes combines fantaisistes. Eh bien, vous n’aurez pas mon aide, Oleg Davydov, toi et ta petite société secrète. » Je partis vers le puits de circulation. « Préviens-moi quand nous pourrons ramener l’ Aigle-Roux vers Mars. En attendant, je reste dans ma chambre. »

Sur le chemin du retour, Eric n’osa pas me dire un mot. Une fois à bord de l’ Aigle-Roux, je le quittai et regagnai ma chambre, me cognai contre le bureau et faillis me fendre le crâne contre le plafond. Je déteste l’apesanteur. Je me rendis à la centrifugeuse où je courus sans m’occuper des protestations de mon genou. Puis je retournai dans ma petite chambre pour broyer du noir et imaginer des reparties cinglantes à Davydov. Pourquoi les meilleures répliques vous viennent-elles toujours quand la discussion est terminée ? J’aurais dû lui dire… Je sais, je sais. C’est quand on a bien couvé sa hargne que l’on sort ce genre de reparties imparables.

Mais pourquoi donc m’étais-je engueulée avec lui, alors qu’il ne faisait que demander mon aide ?

Plus tard dans la journée, Andrew Duggins me dit que les personnes qui n’appartenaient pas à l’Association se réunissaient dans le salon au bout du couloir. J’allai voir de qui il s’agissait. Nous étions quatorze. Entre autres, Ethel Jurgenson, Amy Van Danke, Al Nordhoff, Sandra Starr, Youri Kopanev et Olga Dzindzhik. Je connaissais les autres de vue, mais pas de nom. Nous nous installâmes en nous racontant nos mésaventures pendant le rendez-vous ; tous s’étaient fait arrêter, et la plupart n’avaient été relâchés que quelques heures plus tôt. Après avoir échangé ces anecdotes, nous commençâmes à discuter des lignes de conduite possibles, et ce fut le début de la bisbille.

Je leur dis ce que je savais, ne gardant pour moi que le fait qu’on avait demandé mon aide.

La discussion et les disputes reprirent.

« Il faut savoir s’il y a eu des prisonniers à bord du Lermontov.

Ou de l’ Hidalgo. » Je méditai là-dessus… prisonniers depuis trois ans.

« Il faut agir, dit Duggins. Nous pourrions organiser une nouvelle attaque de la salle radio. Nous en emparer et lancer un appel vers Mars ou Cérès.

— Nous pourrions nous glisser hors du vaisseau, suggéra Al. Brancher une radio sur l’antenne à haute sensibilité…

— Ils sont sans doute en train de nous écouter », dit Youri, et Olga acquiesça. Dans le secteur soviétique, ils ont l’habitude de ce genre de pratiques… ou peut-être devrais-je dire qu’ils en sont plus conscients.

Quoi qu’il en soit, la conversation retomba un moment. Nous nous regardions en chiens de faïence. C’était une situation étrange : prisonniers de nos compagnons de bord, sur ce qui avait été notre vaisseau. La discussion reprit, plus calme que précédemment, jusqu’à ce que nos désaccords sur la marche à suivre fassent remonter le volume. « Je me fiche bien qu’ils volent le Comité, dit Youri, et je ne risquerai certainement pas ma peau pour les en empêcher.

— Que penses-tu que nous devrions faire, Weil ? » demanda Andrew en évitant de regarder Youri. Il semblait contrarié de mon manque de participation.

« Je pense que nous devrions nous tenir tranquilles, ramener l’ Aigle-Roux sur Mars quand ils nous laisseront faire et dire aux autorités ce que nous savons. Tenter de les arrêter maintenant ne ferait que nous mettre en danger. »

Andrew n’aimait pas ça non plus. « Nous devrions nous battre ! Rester passifs ne ferait que les aider, et le Comité le saurait. » Il me dévisagea d’un air soupçonneux. « Swann et toi êtes très liés, n’est-ce pas ? Il ne t’a jamais raconté ce qu’ils projetaient ?

— Non. » Je me sentis rougir. Tous me regardaient.

« Tu veux nous faire croire qu’il t’a laissé mettre les pieds là-dedans sans t’avertir en rien ? demanda Duggins.

— Exactement ! rétorquai-je. Tu m’as vue dans la salle radio. J’étais aussi surprise que n’importe qui par cette mutinerie. »

Mais Duggins n’était pas convaincu, et les autres avaient aussi l’air sceptique. Ils connaissaient tous Swann comme une personne attentionnée, et il leur semblait inconcevable qu’il ait trompé ainsi une amie. Il y eut un long silence gêné. Duggins se leva. « Je discuterai plus tard avec certains d’entre vous », dit-il, et il quitta la pièce. Saisie d’une brusque colère, j’en fis autant. Je jetai un dernier coup d’œil à ces gens méfiants et troublés, tristement assis en rond, des bulles de boissons colorées flottant autour d’eux, et me dis : Ils ont l’air terrorisé.

Lorsque j’arrivai à ma chambre, deux personnes étaient en train d’y entrer. Deux ingénieurs en biosystèmes, Nadezhda Malkiv et Marie-Anne Kotovskaya – toutes deux membres de la branche soviétique de l’AIM. On vidait les deux autres vaisseaux de façon à pouvoir travailler tranquillement, me dirent-elles. Nadezhda avait cent vingt-quatre ans et était spécialiste des échanges gazeux ; Marie-Anne avait cent huit ans et était biologiste, elle s’occupait des algues et bactéries du circuit de recyclage des déchets. Elles venaient toutes deux du Lermontov qui, me dirent-elles, croisait depuis quatre mois dans la ceinture d’astéroïdes quand l’Association s’en était emparée, avait coupé les contacts radio avec Mars et était passée derrière le Soleil pour gagner le point de rendez-vous.

Secouée par ces nouvelles révélations, je gardai le silence et retournai dans le couloir, puis dans le petit salon à deux pas de ma chambre. J’y rencontrai le chef des non-AIM du Lermontov , un individu austère nommé Ivan Valanski. Il était capitaine de la police du bord avant la mutinerie. Il ne me plut pas – c’était un de ces tristes petits bureaucrates soviétiques obtus, un individu mesquin habitué à donner des ordres et à être obéi. Il sembla aussi peu impressionné par moi que moi par lui. Duggins, me dis-je, serait plus à son goût. C’était le même genre de bonshommes terrorisés par tant d’années d’autoritarisme qu’ils travaillaient activement à le perpétuer – afin de justifier leur existence jusqu’à ce jour, peut-être. Mais en quoi étais-je différente ?

Je retournai dans ma chambre. Mes nouvelles compagnes me laissèrent la couchette du haut ; celle du bas, qui m’avait servi de table, était occupée par Nadezhda. Marie-Anne se proposait de dormir dans le coin du plafond. Leurs affaires étaient sanglées un peu partout sur le plancher. Je discutai un moment avec elles en anglais, avec quelques tentatives balbutiantes en russe de ma part. Elles étaient agréables, et après mes précédentes rencontres de la journée, j’appréciais la présence de personnes calmes et peu exigeantes.

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