Davydov vint me rejoindre. « Merci, Emma. C’est un bon plan. »
J’agitai une main ; je me demandais ce que je venais de faire – ou plutôt pourquoi je l’avais fait. « Le seul possible, je pense.
— Peut-être. Mais cela nous a quand même fait gagner du temps. » Ses yeux et son sourire étaient radieux dans son visage basané, mais il ne pensait plus vraiment à moi. Sa mâchoire tressautait. Ilène l’appela et il tourna le dos pour aller la rejoindre.
Je m’assis et attendis.
Quand les câbles furent installés – cela prit presque une heure – je gagnai en compagnie de Davydov et Olga la petite salle d’observation, de l’autre côté de la passerelle, qui donnait sur l’autre côté du vaisseau. Les filins qui nous reliaient à Hilda (j’estimais la longueur de l’astéroïde à quelque sept kilomètres, ce qui n’était pas trop pour cacher trois navires) étaient comme des fils d’argent, seulement visibles par un effort d’imagination. Les câbles se tendirent : le halage commençait. Sur le côté, on discernait tout juste les amarres nous unissant à l’astronef. Davydov retourna sur la passerelle. Il s’écoula un long moment ; Hilda se rapprochait. Enfin, le bleu-gris de son sol nu et accidenté ne fut plus qu’à une centaine de mètres. La fusée principale de l’ Aigle crachait de minuscules jets pour empêcher les deux objets d’entrer en collision… pour nous empêcher de tomber (de dériver, plutôt) vers la surface. Je pouvais presque sentir la force mystérieuse de la gravité.
Swann vint me demander de retourner sur la passerelle. Alors que je remontais dans le puits (car il y avait maintenant un « haut »), je fus frappée par un silence inhabituel. Un grand nombre d’appareils avaient été éteints. Les trois vaisseaux étaient devenus, pour le monde extérieur, des objets inertes.
Ilène avait affiché sur le grand écran une simulation de nos deux navires, des contours de l’astéroïde vu de notre position de départ et des trois vaisseaux de la police. Ces derniers étaient hors de portée de nos radars, suivis par des observateurs qui se déplaçaient en scaphandre à la surface de l’astéroïde en se cachant derrière les rochers comme les éclaireurs de la vieille Terre. La passerelle était de nouveau bondée.
Nous attendions en surveillant l’écran vert parcouru de lignes et de points violets. John Dancer et les informaticiens programmaient nos manœuvres. Le reste d’entre nous regardait, assis.
« Je les ai à nouveau en vue, déclara un des guetteurs. À environ dix degrés au-dessus de mon horizon, déclinaison quatre-vingt-quinze ou cent.
— Dites-lui de diriger l’échappement de son scaphandre vers le sol », dit Davydov dans le micro.
Les câbles commencèrent à nous haler autour de l’astéroïde à bonne allure. Sur l’écran vert, nous restions près du centre, deux carrés violets ; le contour de l’astéroïde se mit à descendre et les petits cercles rouges des vaisseaux de la police s’élevèrent lentement vers son nimbe. S’ils le dépassaient, ils seraient dans notre ciel. L’un d’eux allait certainement le faire. Ilène introduisit sur l’écran la petite forme d’un des satellites d’Hilda qui devait se tenir entre nous et ce croiseur, pendant un moment au moins.
En regardant par la large baie de plastacier, nous pouvions voir tourner Hilda ; le dessous de l’astronef était au-dessus de nous et, derrière lui, le vide de l’espace constellé d’étoiles. Ce qui se déroulait sur l’écran de l’ordinateur aurait pu être un film, un jeu vidéo, un tableau abstrait – car nous ne pouvions pas plus voir la police qu’elle ne pouvait nous voir. Un tableau abstrait… dont la règle esthétique consistait à maintenir tous les points à l’intérieur d’un cercle irrégulier…
Les guetteurs continuaient à nous transmettre d’une voix calme leurs observations, à nous donner des positions qu’Ilène tapait sur son clavier. Les petits cercles rouges montaient sur l’écran.
Pour le croiseur du bas, c’était simple. Nous nous déplacerions vers le haut pendant qu’il passerait sous l’astéroïde et il ne nous verrait jamais. Pour celui de droite, c’était la même chose, simplement la marge de manœuvre était plus faible. Nous resterions juste au-dessous de son horizon. Cela nous amènerait juste au-dessus de l’horizon du troisième durant quelques minutes. C’était le point délicat… mais pendant ce temps, l’autre roche, d’environ deux kilomètres de diamètre, s’interposerait entre lui et nous. Nous espérions qu’au moment où il la dépasserait, nous serions à nouveau sous l’horizon d’Hilda et hors de vue des trois.
Nous surveillions l’écran. Je jetai un coup d’œil à Davydov. Impassible, il observait le diagramme d’un air perplexe et résigné.
Le troisième croiseur passa au-dessus de l’horizon d’Hilda, derrière son satellite. Davydov se pencha en avant. « Station 3, tirez-nous vers vous », dit-il dans le micro, annulant le programme. Il écarta d’un geste les protestations d’Ilène. « Nous avons de la marge de ce côté. » Il se concentra sur l’écran. « Simon, préviens-nous quand tu les verras », dit-il dans le micro. J’imaginai Simon, à plat ventre sur le sol…
« Il dit qu’il les voit, transmit son relais.
— Tirez vers Station un, le plus vite possible. »
Le petit bip du troisième vaisseau s’avança lentement vers la ligne délimitant le satellite et s’immobilisa là… pile sur notre horizon, ses détecteurs juste au-dessus ou au-dessous, comment savoir ? « Tirez, murmura Davydov pour lui-même, tirez. » Je me dis que les alarmes étaient peut-être en train de se déclencher…
Au bout de deux minutes, tout au plus, le troisième croiseur repassa sous l’horizon du satellite, puis derrière Hilda. Celle-ci nous protégeait maintenant des trois.
Mais on avait pu nous voir pendant ces deux minutes.
Simon continuait à nous transmettre leurs positions et, sur la passerelle, tout le monde écoutait attentivement.
« Ils ne ralentissent pas », hasarda Swann.
… Et ils poursuivirent leur route, ces trois croiseurs de la police de mon gouvernement légitime. Je me sentais aussi heureuse que le paraissaient les autres, et fière de moi. Quoique, en vérité, ils auraient pu nous coincer au cours de cette minute au-dessus de l’horizon. Ce n’était donc pas un plan si mirifique. Mais il avait marché.
Il s’était passé cinq heures depuis qu’on les avait repérés – cinq longues heures durant lesquelles je n’avais pas eu grand-chose d’autre à faire qu’envisager ma fin possible… le genre de profonde réflexion qui se résume par : « Toute ma vie a défilé devant mes yeux. » Une tempête sous un crâne. J’étais épuisée.
« Nous allons rester un jour ou deux derrière Hilda. Puis nous nous remettrons au travail », dit Davydov. Il poussa un soupir, nous sourit. « Il est temps de partir d’ici. »
Quand les manifestations de soulagement furent terminées et que je me fus calmée, je regagnai ma chambre et sombrai dans un profond sommeil. Juste avant de me réveiller, j’eus un rêve particulièrement saisissant :
J’étais enfant, sur Mars, et nous jouions à cache-cache, comme souvent. Nous nous trouvions à la station de Syrtis Major, sur une de ces vastes plaines désertiques jonchées de gros rochers – rochers dont la taille allait de celle d’un ballon de basket à celle d’une petite chambre, éparpillés d’une façon si régulière qu’elle déconcertait nos aînés. « Il n’est pas possible qu’une répartition si régulière soit naturelle », disait mon père, assis sur un de ces rochers en fixant l’horizon rapproché. « On dirait un décor de théâtre. »
Читать дальше