Mais pour nous, les enfants, c’était parfaitement normal. Et en fin d’après-midi, après dîner, nous jouions à cache-cache. Dans mon rêve, le coucher de soleil était proche, un de ces crépuscules poussiéreux où l’on peut regarder en face le petit soleil rouge, où le ciel est strié de traînées de poussière rose et où la plaine roussâtre est parsemée de longues ombres noires, une pour chaque pierre. Je me cachais, accroupie derrière un bloc sphérique qui m’arrivait à peu près à la taille et regardais les autres enfants courir vers le but. Celui-ci était très éloigné. Je voyais le vent qui soulevait de petits tourbillons de sable, mais, avec ma combinaison, je ne le sentais pas. J’entendais sur la bande radio, que j’avais baissée pour atténuer les sons au minimum, de petits rires et des respirations rapides. Mon micro était coupé. Celle qui s’y était collée abandonna ; il y avait trop de rochers, trop de zones d’ombre. « Pouce, pouce, j’abandonne », chantonnait-elle d’une voix tremblante. « Pouce, pouce, j’abandonne. »
Mais je ne pouvais pas sortir de ma cachette. Il y avait un autre « chat », une chose que je ne reconnaissais pas, grande et sombre comme une des longues ombres noires devenue vivante. Le crépuscule était proche, le soleil rubis touchait la paroi ouest du vieux cratère. Je me cachais pour de bon. J’osais à peine risquer un œil au-dessus du rocher pour regarder la forme noire se déplacer d’un rocher à l’autre à ma recherche. Où était le but ? La radio me transmettait un sifflement. Personne n’appelait. La chose sombre se rapprochait de ma cachette en vérifiant bloc après bloc. L’ombre du cratère s’étirait sur la plaine, obscurcissant tout…
Je me tournai dans mon lit, un instant à demi éveillée. Puis mon père me prit par la main. Nous étions sous le dôme, sans combinaison. J’étais plus jeune, environ sept ans. Nous traversions le terrain de baseball. Papa portait nos gants et la balle, une de ces balles pour enfants qui ne vont pas bien loin quand on les frappe. « Quand je jouais au base-ball, à ton âge, me disait-il, le terrain avait à peu près la même taille que celui-ci.
— Il est petit.
— Pour Mars, oui. Mais sur Terre, même les balles pour grandes personnes ne vont pas très loin quand on les lance.
— À cause de la pesanteur. » Je ne savais pas trop ce que cela voulait dire.
« Oui. L’attraction terrestre est plus forte. » Il me donna mon gant et j’allai me placer derrière la plaque de but. Il se posta sur le monticule du lanceur et nous nous renvoyâmes la balle. « Ce lanceur t’a vraiment eu, hier.
— Oui. En plein sur la rotule. »
Papa sourit. « J’ai vu comment tu t’es accrochée au tour suivant. Cela me plaît. » Il intercepta la balle et la lança. « Mais pourquoi as-tu essayé de prendre la troisième base alors que tu venais de te faire toucher au genou ?
— Je ne sais pas.
— Tu l’as ratée d’un kilomètre. » Il envoya une balle basse. « Et Sandy venait juste de lancer une balle lente et de sortir pour te permettre d’atteindre la deuxième base. Et une fois là, tu es en position de marquer un point.
— Je sais. J’ai tenté le coup parce que j’avais une bonne avance.
— C’est sûr. » Papa souriait ; il m’envoya une balle rapide. « Ça, c’est mon Emma. Tu es terriblement rapide. Tu pourrais probablement atteindre la troisième base en travaillant dur. Pas de doute. On va s’y mettre, tu seras un vrai bolide… »
Ensuite, je courais en plein air dans le désert, sur le sable oxydé et vitrifié du sud de Syrtis. Dans mon rêve, la vaste plaine était comme le canyon Lazuli, remplie d’air respirable. Je courais pieds nus, en short et chemisette. Dans la faible gravité martienne, je bondissais en faisant avec les bras des mouvements de natation, comme me l’avait appris mon père. Personne n’avait jamais vraiment étudié la course dans les conditions martiennes ; je m’y entraînais, avec l’aide de papa. Je participais à une sorte de course, loin devant les autres, je repoussais le sable chaud à grands coups de cuisses et sentais la froide caresse de l’air raréfié. Je croyais entendre la voix de mon père : « Allez, Emma. Plus vite ! » Et je courais sur cette plaine rouge, libre et puissante, de plus en plus vite, avec l’impression de pouvoir franchir l’horizon et tourner sans fin autour de la planète.
Nadezhda et Marie-Anne me réveillèrent en entrant ; elles discutaient excès de biomasse. J’avais le cœur battant, la peau moite. Dans ma tête, j’entendais encore la voix de mon père : « Cours ! »
Ils se mirent à travailler sans interruption pour terminer l’astronef. Nadezhda et Marie-Anne restaient debout à toute heure, plongées dans des programmes et des résultats. C’était risible, en vérité, car la police du Comité, les ayant manqués, n’était guère susceptible de repasser par là. Ils se dépêchaient néanmoins et mes compagnes devenaient de plus en plus sérieuses au fil des jours. « … Le niveau de recyclage d’une substance quelconque est déterminé par son taux de consommation dans le système, E, et le taux de déperdition dans un système non clos, e », marmonnait Nadezhda, comme en prière, en me lançant un regard glacial parce que je refusais de travailler avec elles plus de quelques heures par jour. Les lumières convergeaient vers le petit bureau, Marie-Anne était penchée sur l’écran de l’ordinateur à recopier des chiffres… « Le coefficient K de recyclage nous est donné par la formule : K égale 1 moins e sur E… »
Et l’autarcie du système entier était une compilation complexe des coefficients de recyclage de toutes les substances concernées. Mais elles n’arrivaient pas à faire remonter suffisamment ce coefficient général, malgré tous leurs efforts. Je m’efforçais de trouver quelque chose de mon côté. Mais l’autarcie complète n’est pas naturelle, elle n’existe nulle part, sauf peut-être dans l’univers considéré comme un tout. Et encore, pas de doute que chaque big bang soit un peu plus petit que le précédent… À bord de l’astronef, les fuites proviendraient du recyclage des déchets. Ils ne pourraient venir à bout de l’accumulation des chlorures, ou de celle des matières terreuses dans les conteneurs des algues. Et ils ne pourraient pas non plus recycler totalement les cadavres, humains ou animaux. Certains minéraux… si seulement ils parvenaient à les réintroduire dans le système, à les rendre utiles à quelque chose qui les transformerait en éléments assimilables par le cycle principal… nous bûchions donc pendant des heures et des heures, à faire muter et tester des bactéries, à jongler avec les processus physico-chimiques, à essayer de créer un serpent qui se morde la queue lancé à travers la galaxie.
Un soir, en leur absence, j’affichai le programme complet et y introduisis mes propres estimations, pour trouver le moment où les accumulations déséquilibreraient suffisamment le système pour le faire s’effondrer. J’obtins environ soixante-dix ans.
C’était un résultat impressionnant, compte tenu des données de départ, mais l’univers est vaste et il leur fallait faire mieux.
Un jour où je réfléchissais à ce problème d’autarcie, une semaine ou un peu plus après le passage de la police, Andrew Duggins, Al Nordhoff et Valenski m’arrêtèrent dans le couloir. Duggins avait l’air gras et maladif, comme si la situation prélevait son dû sur lui.
« Nous avons appris que tu avais aidé les mutins à échapper à une flottille de la police du Comité qui passait près d’ici, m’accusa-t-il.
— Qui vous a raconté ça ?
— On ne parle que de ça à bord, dit-il rageusement.
— Qui ça, “on” ?
Читать дальше