Et Bill Lundborg était là, installé au pied d’un arbre, avec ses habituels vêtements trop larges ; il concentrait son attention sur quelque chose qu’il tenait à la main.
Je me suis approchée de lui, lentement et sans bruit. Il n’a pas levé les yeux avant que j’arrive tout près de lui ; prenant subitement conscience de ma présence, il a alors dressé la tête.
« Salut, Bill, ai-je dit.
— Angel, a-t-il répondu, regardez ce que j’ai trouvé. »
Je me suis agenouillée pour voir. Des champignons poussaient à la base de l’arbre : des champignons blancs à lamelles roses – je l’ai constaté en cassant l’un d’eux. Non vénéneux : ceux qui ont des lamelles roses ou brunes, en règle générale, ne le sont pas. Ce sont ceux à lamelles blanches qu’il faut éviter, car ce sont souvent des amanites.
« Qu’est-ce que vous avez là ? ai-je demandé.
— Il pousse ici, a prononcé Bill avec émerveillement. Ce que j’étais allé chercher en Israël. Ce que j’étais parti trouver si loin. C’est le champignon Vita verna que Pline l’Ancien mentionne dans son Histoire naturelle. J’ai oublié dans quel livre. » Il a eu le petit rire jovial que je lui connaissais si bien. « Probablement le livre VIII. Il correspond exactement à sa description.
— Pour moi, ai-je dit, ça ressemble à n’importe quel champignon comestible qu’on voit pousser partout à cette époque de l’année.
— C’est l’anokhi, a affirmé Bill.
— Bill…, ai-je commencé.
— Tim, a-t-il corrigé machinalement.
— Bill, je m’en vais. Le Dr Greeby dit que je vous ai détérioré l’esprit. Je suis désolée. » Je me suis relevée.
« Vous n’avez pas voulu, a dit Bill. Mais j’aurais aimé que vous veniez en Israël avec moi. Vous avez commis une grosse erreur, Angel, et je vous l’ai dit ce soir-là au restaurant chinois. Maintenant vous resterez toujours enfermée dans votre état d’esprit actuel.
— Et je n’ai aucune chance de pouvoir changer ? » ai-je questionné.
Avec son sourire candide, Bill a répondu : « Ça m’est égal. J’ai ce que je veux. J’ai ce champignon. » Il m’a tendu avec précaution ce banal et inoffensif champignon qu’il avait ramassé. « Ceci est mon corps, a-t-il poursuivi, et ceci est mon sang. Mangez, buvez, et vous aurez la vie éternelle. »
Je me suis penchée pour lui murmurer à l’oreille, afin que lui seul m’entende : « Je vais me battre pour vous remettre en état, Bill Lundborg. Pour que vous recommenciez à réparer des voitures, à peindre des carrosseries et à faire d’autres choses appartenant au domaine du réel ; je vous reverrai tel que vous étiez ; je n’abandonnerai pas. Vous allez retoucher terre. Vous m’entendez ? Vous comprenez ? »
Bill, sans me regarder, a récité : « Je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron. Chaque branche en moi qui ne porte pas de fruit, il la coupe, et chaque…
— Non, ai-je insisté, vous êtes un homme qui peint des carrosseries et qui répare des moteurs, et j’arriverai à vous le remettre en mémoire. Le temps viendra pour vous de quitter cet hôpital ; je vous attendrai, Bill Lundborg. » Je l’ai alors embrassé sur la tempe ; d’un geste de la main, il a essuyé la trace de mon baiser, comme le fait un enfant, de manière absente, sans intention ni compréhension précise.
« Je suis la Résurrection et la Vie, a-t-il déclaré.
— On se reverra, Bill », ai-je dit avant de m’éloigner de lui.
Lors de mon passage suivant au séminaire d’Edgar Barefoot, celui-ci a remarqué l’absence de Bill et, à l’issue de sa conférence, s’est enquis de lui auprès de moi.
« Il est à nouveau hospitalisé, ai-je indiqué.
— Venez avec moi. » Barefoot m’a conduite de la salle de conférences à son salon ; je n’y avais jamais pénétré et j’ai découvert avec surprise que ses goûts le portaient plus vers le chêne que vers l’oriental. Il a mis un disque de koto que j’ai identifié – c’est mon métier – comme étant une gravure rare de Kimio Eto sur World Pacific. Ce disque, pressé à la fin des années 50, a une certaine valeur aux yeux des collectionneurs. Barefoot a passé Midori no asa, qui est un air écrit par Eto lui-même. C’est très beau mais ça n’a pas du tout l’air japonais.
« Je vous offre quinze dollars en échange de ce disque », ai-je proposé.
Barefoot a répondu : « Je vous l’enregistrerai sur bande.
— Non, c’est le disque que je veux. De temps en temps on me le demande. » Et ne venez pas me dire que seule compte la beauté de la musique, ai-je pensé. Aux yeux des collectionneurs, seul le disque en tant qu’objet a une valeur ; inutile d’ouvrir un débat là-dessus. Je m’y connais en matière de disques : c’est ma partie.
« Du café ? » a dit Barefoot.
J’en ai accepté une tasse, et Barefoot et moi avons continué d’écouter le plus grand joueur de koto vivant pincer ses cordes.
« Il va passer sa vie entière à entrer dans les hôpitaux et à en sortir », ai-je dit quand Barefoot a retourné le disque. « Est-ce que vous vous en rendez compte ?
— Y a-t-il autre chose dont vous vous sentiez responsable ?
— On m’a dit que pour lui j’étais responsable. Mais je ne le suis pas.
— C’est une bonne chose de l’admettre.
— En tout cas, si quelqu’un croit vraiment que Tim Archer est revenu en lui, il est bon aussi pour l’hôpital.
— Et pour un traitement à la Thorazine, a dit Barefoot.
— Maintenant c’est l’Haldol, ai-je précisé. C’est un perfectionnement. Les nouveaux médicaments antipsychotiques ont une action affinée. »
Barefoot a déclaré : « Un des premiers Pères de l’Église croyait en la Résurrection “parce que c’était impossible”. Non pas “en dépit du fait que c’était impossible” mais “parce que c’était impossible”. Je crois que c’était Tertullien. Tim m’en avait parlé une fois.
— Et vous trouvez que c’est intelligent ? ai-je demandé.
— Pas très. Je ne pense pas que Tertullien ait eu l’intention que ce le soit.
— Je vois tous les gens suivre ce même chemin dans la vie, ai-je dit. Pour moi cela résume l’ensemble de cette histoire stupide : croire à quelque chose parce que c’est impossible. Moi, ce que je vois, ce sont des gens qui deviennent fous et ensuite qui meurent ; d’abord la folie, et après la mort.
— Alors, vous voyez la mort aussi pour Bill, a remarqué Barefoot.
— Non, ai-je répondu, parce que je vais l’attendre jusqu’à ce qu’il sorte de l’hôpital. Au lieu d’avoir la mort, il m’aura moi. Qu’est-ce qu’il vous en semble ?
— Que c’est bien mieux que la mort.
— Donc vous m’approuvez, ai-je dit. À l’inverse du médecin de Bill, qui estime que j’ai contribué à sa rechute.
— Vous vivez avec quelqu’un en ce moment ?
— En fait, je vis seule. »
Barefoot a observé : « Cela me plairait de voir Bill s’installer avec vous à sa sortie de l’hôpital. Je ne crois pas qu’il ait jamais vécu avec une femme, sauf avec sa mère.
— Il faudra que j’y réfléchisse longuement, ai-je indiqué.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est ainsi quand je fais ce genre de chose.
— Je ne veux pas dire que ce sera pour son bien.
— Comment ? me suis-je étonnée, prise de court.
— Ce sera pour votre bien. Cela vous permettra de découvrir si c’est vraiment Tim qui est en lui. Ce serait la réponse à votre interrogation. »
J’ai dit : « Je ne me pose pas de questions ; je sais ce que je dois savoir.
— Recueillez Bill chez vous ; faites-le vivre avec vous. Prenez soin de lui. Et vous vous apercevrez peut-être que vous prenez soin de Tim, en un certain sens de réalité. Ce qu’à mon avis vous avez toujours fait ou en tout cas toujours voulu faire. Ou, si vous ne l’avez pas fait, ce que vous auriez dû faire. Il est très démuni.
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