— Oui, c’est vrai. Ça m’a fait une très grosse impression, toute cette dernière partie de la Divine Comédie.
— Edgar dit que la Divine Comédie est fondée sur des sources soufies, a déclaré Bill.
— Peut-être », ai-je dit, tout en m’interrogeant sur les propos qu’il venait de tenir, ces allusions à la Divine Comédie de Dante. « Étrange, ai-je repris. Ces choses dont vous vous souvenez. Pourquoi vous les rappelez-vous ? Parce que j’avais effectivement un abcès à une dent et…
— Tim dit que le Christ avait organisé cette douleur, pour que la partie finale de la Divine Comédie vous marque d’une façon ineffaçable. Une flamme unique. Oh ! la barbe, il se remet à penser dans une langue étrangère.
— Prononcez à haute voix ce qu’il pense », ai-je demandé.
De façon hésitante, Bill a récité :
Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura,
Che la diritta via era smarrita.
J’ai souri. « C’est le début de la Divine Comédie.
— Il y a autre chose, a dit Bill, et il a ajouté :
Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !
— Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance, ai-je traduit.
— Il veut que je vous dise encore quelque chose, a repris Bill. Mais j’ai du mal à saisir quoi. Oh ! maintenant je l’ai… il le repense très clairement pour moi :
La sua voluntate è nostra pace…
— Ça, je ne reconnais pas, ai-je dit.
— Tim dit que c’est le message fondamental de la Divine Comédie. Cela signifie : Sa volonté est notre paix. Je suppose que c’est une allusion à Dieu.
— Je le suppose aussi.
— Il a dû apprendre ça dans l’autre monde, a dit Bill. Il ne l’a certainement pas appris ici. »
S’approchant de nous, Harvey a annoncé : « J’en ai assez des bandes de Queen. Qu’est-ce qu’on a apporté d’autre ?
— Tu es arrivé à capter Radio-Moscou ? ai-je demandé.
— Oui, mais on n’entend rien à cause du brouillage. Les Russes ont décidé d’émettre aussi sur une autre fréquence, mais j’en ai assez de la chercher. D’ailleurs ça doit également être brouillé.
— Bon, on va bientôt rentrer à la maison », ai-je dit en tendant à Bill le restant du joint.
Peu après, il s’est révélé nécessaire de réhospitaliser Bill plus tôt que je ne m’y étais attendue. Il est entré à l’hôpital de son plein gré, acceptant la chose comme un fait de la vie – un fait inscrit en permanence dans sa vie, en réalité.
J’ai eu ensuite un entretien avec son psychiatre, un homme d’un certain âge, à la forte carrure, avec une moustache et des lunettes à verres non cerclés : une sorte d’image de l’autorité imposante mais amène qui m’énonça instantanément mes fautes, par ordre d’importance décroissante.
« Vous ne devriez pas l’encourager à faire usage de drogues », a déclaré le Dr Greeby, en examinant le dossier de Bill ouvert devant lui sur son bureau.
« Vous appelez l’herbe une drogue ? me suis-je récriée.
— Pour un sujet à l’équilibre mental aussi précaire que Bill, toute intoxication est dangereuse, si légère soit-elle. Une fois entré dans le trip, il n’en sort plus. Nous l’avons mis sous Haldol pour le moment ; il semble qu’il supporte les effets secondaires.
— Si j’avais su le mal que je lui faisais, j’aurais agi autrement », ai-je dit.
Il m’a dévisagée.
« C’est en faisant des erreurs qu’on s’instruit, ai-je ajouté.
— Miss Archer…
— Mrs. Archer, ai-je rectifié.
— Le diagnostic concernant Bill n’est pas bon, Mrs. Archer. Je pense que je ne vous apprends rien, puisque vous êtes apparemment la personne la plus proche de lui. » Le Dr Greeby a froncé les sourcils. « Vous dites Archer ? Êtes-vous de la famille du défunt évêque de l’Église épiscopale Timothy Archer ?
— C’était mon beau-père, ai-je précisé.
— C’est lui que Bill s’imagine être.
— Malheureusement oui.
— Bill a l’illusion d’être devenu votre beau-père à la suite d’une expérience mystique. Il ne se contente pas de voir et d’entendre l’évêque Archer ; il est l’évêque Archer. Je crois savoir qu’il l’a réellement connu.
— Il lui a fait la rotation de ses pneus.
— Vous êtes une femme qui se pique d’être intelligente », a observé le Dr Greeby.
Je n’ai rien répondu.
« C’est vous qui avez contribué à ramener Bill à l’hôpital », a-t-il poursuivi.
J’ai répondu : « Oui, et nous avons aussi passé de bons moments ensemble. Ainsi que de très mauvais moments, dus à la mort de personnes chères. J’estime que ces morts ont plus contribué au déclin de Bill que le fait d’avoir fumé une fois de l’herbe dans Tilden Park.
— Je vous demanderai de ne plus le revoir, a dit le Dr Greeby.
— Comment ? » me suis-je exclamée, interloquée et consternée ; un accès de peur me submergeait et je me sentais rougir de chagrin. « Attendez un peu, ai-je poursuivi. C’est mon ami.
— Vous affichez une attitude hautaine envers moi et envers le monde en général. Vous êtes visiblement une personne très cultivée, un pur produit du système universitaire ; j’ai entendu dire que vous aviez obtenu des diplômes à Berkeley, sans doute en littérature anglaise ; vous avez l’impression de tout savoir ; et vous faites beaucoup de mal à Bill qui, lui, n’est pas à votre niveau. Vous vous faites aussi du mal à vous, mais ce n’est pas mon affaire. Vous êtes une personne qui…
— Mais c’étaient mes amis, ai-je objecté.
— Trouvez quelqu’un d’autre parmi la communauté de Berkeley, a dit le médecin. Et tenez-vous à l’écart de Bill. En tant que belle-fille de l’évêque Archer, vous ne faites que renforcer son illusion ; en réalité, cette illusion est probablement une introjection de vous, une fixation sexuelle déviée qui échappe à son contrôle.
— Et vous, vous êtes un gros tas de connerie abstruse, ai-je lancé.
— J’en ai rencontré des douzaines comme vous au cours de ma carrière, a riposté le Dr Greeby. Vous ne m’impressionnez pas et vous ne m’intéressez pas. Des femmes comme vous, à Berkeley, il y en a à la pelle.
— Je changerai, ai-je promis, le cœur rempli de panique.
— J’en doute », a dit le médecin en refermant le dossier de Bill.
Après avoir quitté son bureau – ou plutôt en avoir été pratiquement expulsée – j’ai erré dans l’hôpital, abasourdie et effrayée, ainsi que furieuse contre moi. Maintenant le mal était fait. Bon Dieu, me disais-je. Maintenant j’ai perdu le dernier d’entre eux.
Je vais retourner au magasin de disques, ai-je pensé. Il y aura une douzaine de clients qui feront la queue à la caisse et les téléphones sonneront. Les albums de Fleetwood Mac se vendront ; ceux d’Helen Reddy ne se vendront pas. Rien n’aura changé.
Je peux changer, me suis-je dit. Ce gros lard se trompe : il n’est pas trop tard.
Tim, ai-je encore songé, pourquoi ne suis-je pas allée avec vous en Israël ?
Je me suis éloignée des bâtiments de l’hôpital pour regagner le parking – j’apercevais de loin ma petite Honda Civic – et j’ai vu alors un groupe de malades qui venaient de descendre d’un car jaune, en compagnie d’un psychologue, prêts à retourner à l’hôpital. Les mains dans les poches de mon manteau, je me suis dirigée vers eux, me demandant si Bill était parmi eux.
Je n’ai pas vu Bill dans le groupe, aussi j’ai continué ma marche, passant devant quelques bancs, puis une fontaine. Un bosquet de cèdres poussait à l’extrémité du terrain de l’hôpital, et plusieurs personnes étaient assises là dans l’herbe, des malades aussi sans aucun doute, ceux dont l’état ne nécessitait pas une surveillance rigoureuse.
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