Éric Chevillard - Un fantôme

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Dans tout autre livre, Crab serait un personnage secondaire, le cadavre déjà froid autour duquel se développerait la passionnante intrigue policière, un homme de troupe, une silhouette au loin, la mule de Sancho Pança, un bruit de pas dans la nuit. On prêterait à peine attention à lui, méprisé par l'auteur et par les autres personnages, le lecteur même serait sans doute tenté de l'employer à tourner les pages. Crab est le héros unique de ce livre. Il se conduira comme tel jusqu'au bout, à la surprise générale.

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Crab, s'il devait quitter son île déserte, qu'emporterait-il?

Parfois aussi il regarde sa bibliothèque et il n'y trouve rien pour lui, tous ces livres ne parlent que de son ennui: c'est une longue phrase ininterrompue qui commence en haut à gauche pour finir en bas à droite, où il n' est question que de son ennui, une phrase à rallonge qui ne lui épargne aucun détail, la description par le menu de son ennui – une dissertation interminablement terne qui se propose de faire le point sur son ennui – une encyclopédie en mille volumes dont l'article unique traite de son ennui – une somme sur son ennui. La tentation alors pour Crab de se défoncer le crâne contre ce mur.

– Mais au diable tous ces livres, assez lu, vivre enfin! s'écrie Crab, qui arrache par poignées les volumes de sa bibliothèque et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d'aligner sur elle sa conduite, Crab s'installe à sa table pour écrire.

*

D'abord il faut choisir l'endroit qui doit être à la fois accessible et abrité, suffisamment proche des lieux et des sources de ravitaillement mais dissimulé, alors Crab explore les environs, hésite entre deux ou trois emplacements possibles, compare leurs avantages respectifs, renonce aux trois, cherche ailleurs, finit par arrêter son choix et entreprend aussitôt de réunir les matériaux indispensables, attention, pas n'importe quel bois, Crab parcourt souvent de longues distances pour trouver les rameaux qui conviennent, à la fois souples et résistants, pourvus encore de leur écorce fraîche sur laquelle ruissellera la pluie. Plusieurs qualités de bois sont d'ailleurs nécessaires, d'essences différentes: un bois dur formera l'armature qui assurera la solidité et la stabilité de l'ensemble, tandis qu'un bois plus tendre, lisse, facile à travailler, sera préféré pour l'ameublement, c'est-à-dire les aménagements intérieurs, égaliser le fond, arrondir les angles. Des copeaux légers comme du papier viennent enfin boucher les interstices – l'isolation thermique est une des préoccupations majeures de Crab -, et le confort y gagne du même coup un moelleux de litière qui ne satisfait pourtant pas entièrement Crab puisqu'il se met en quête de tissu pour les coussins et les rideaux, attention encore, pas n'importe quoi non plus, la laine et le coton plutôt que les matières synthétiques, les brins les plus fins, les plus doux, choisis dans des tons foncés, autant par souci d'élégance que pour ne pas attirer les regards – cette modestie à laquelle il ne nous avait pas habitués est ici une question de survie. L'éparpillement de ces matériaux joint à la faiblesse de sa constitution – il est incapable de soulever de lourdes charges, mal équipé au demeurant pour la préhension et le transport -, tout cela l'oblige à d'incessants allers-retours qui usent ses forces. Il ne vient à bout du chantier qu'au prix de mille peines. A présent, il peut se reposer.

Or il aura suffi d'un coup de vent. Le nid de Crab démoli gît au pied du chêne. Trois petits œufs roses ont roulé sur l'herbe, miraculeusement intacts. C'est Pâques pour la belette.

Crab plaide coupable. Et il garde la tête haute. Oui, il a froidement assassiné le jeune inconnu qui lisait à côté de lui sur un banc. Il a agi sans hésitation ni remords, ayant pénétré l'avenir de ce misérable. Nulle divination par les astres ou les cartes, sornettes, il suffit de laisser la mémoire poursuivre son effort au-delà de l'instant présent pour connaître l'avenir jusqu'à ce qu'elle flanche.

Avec autant de netteté que si les événements s'étaient déroulés devant lui, Crab sur son banc assista donc au coup d'Etat qui devait porter le jeune homme au pouvoir, à sept ans de là, inaugurant un demi-siècle de dictature féroce – car ce tyran allait tenir le pays entier sous sa botte, plaçant ses parents et amis aux frontières et un policier en civil dans chaque famille, noyant dans le sang les velléités de rébellion: Crab impuissant fut témoin des exécutions sommaires multipliées par huit, les architectes ayant reçu l'ordre de ne bâtir dorénavant que des immeubles octogonaux afin d'offrir aux milices davantage de murs contre lesquels aligner leurs victimes, il vit les ouvriers enchaînés à des machines spécialement conçues pour leur couper les doigts – lesquels le tyran s'enfonçait la nuit dans les oreilles -, et le blé germer sur les cadavres des paysans, et les enfants arrachés viables à huit mois des entrailles de leurs mères, enrégimentés, au commencement était notre grand Timonier, la géométrie réduite aux lignes de sa main et aux traits de son visage dissymétrique, la géographie subordonnée à l'expansion gangréneuse de son empire, toute poésie assourdie par le fracas des rimes d'une unique épopée où chacun de ses pas, depuis le premier, était célébré avec une ironie involontaire dans un vers boiteux, trop court ou trop long, le recueil de ses maximes devenant le seul ouvrage de philosophie disponible, la pensée traquée dans les têtes, condamnée, censurée, profitant parfois d'une coquille typographique pour éclore malgré tout entre deux syllabes martelées, au creux d'une phrase de ce petit livre stérile, vite repérée alors et bannie de l'édition suivante, celle-ci confiée à un autre imprimeur, le précédent n'ayant pas survécu à la honte de son exécution publique.

En un instant, Crab vit tout cela. N'importe qui à sa place eût agi comme lui, qui se tourna vers le futur tyran – lequel ne se doutait encore de rien puisqu'il poursuivait innocemment des études littéraires – et lui plongea son couteau dans la gorge. On regrette toujours de ne pas avoir supprimé ces monstres avant qu'ils ne commettent leurs crimes.

Tel est donc le système de défense adopté par Crab. L'enquête a pu prouver que sa victime entretenait depuis deux ans une liaison avec son épouse (ainsi s'expliqueraient les absences souvent mentionnées de celle-ci, soit dit en passant, l'insaisissable épouse de Crab) mais est-il seulement décent d'évoquer ce vaudeville scabreux alors que la perspicacité de l'accusé et son esprit de décision ont sans nul doute évité à notre pays de devenir le théâtre d'une nouvelle tragédie historique?

*

Il n'y a strictement aucune différence entre un cheval et un goûter de petites filles, pourvu qu'elles soient deux, assises face à face, et que l'observateur se tienne sous la table, à condition également qu'il s'étende de manière à ne voir que le ventre plat du cheval et ses quatre fines chevilles habillées de socquettes blanches. Crab, le palefrenier que nous connaissons, couche dans l'écurie avec les bêtes, afin de veiller sur la tranquillité de leurs nuits et de leur apporter sans retard les soins que leur santé délicate souvent réclame (la pneumonie aussi aime se suspendre aux torses musclés vêtus de cuir, elle leur ouvre grands les bras à l'arrivée des courses). Il partage le box d'une belle jument alezane aux paturons blancs, mais, parfois, il préfère imaginer qu'il est en réalité couché sous une table où deux fillettes prennent leur goûter: l'illusion est complète – dynamitée lorsque survient la mère des petites, qui le déloge à coups de balai et menace d'appeler la police.

(Par l'étroite fenêtre grillagée de sa cellule, Crab ne voit voler que des cages d'oiseaux.)

*

Que faisait Crab à l'heure du crime? il mourait assassiné.

*

L'intention était bonne cette fois encore, mais la méthode désastreuse. Ainsi, contrairement au calcul de sa mère, les coups de fouet quotidiens infligés à Crab ne lui ont pas forgé le caractère.

C'est un lourd marteau, madame, dont il fallait vous servir. On ne se mêle pas d'éducation quand on n'y entend rien. Ou alors on obtient des individus lâches et veules dans le genre de votre fils, Crab, rien à attendre de cette larve. Chenille qui restera limace. Vous pouvez être fière de vous.

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