Éric Chevillard - Un fantôme

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Dans tout autre livre, Crab serait un personnage secondaire, le cadavre déjà froid autour duquel se développerait la passionnante intrigue policière, un homme de troupe, une silhouette au loin, la mule de Sancho Pança, un bruit de pas dans la nuit. On prêterait à peine attention à lui, méprisé par l'auteur et par les autres personnages, le lecteur même serait sans doute tenté de l'employer à tourner les pages. Crab est le héros unique de ce livre. Il se conduira comme tel jusqu'au bout, à la surprise générale.

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Éric Chevillard Un fantôme On a déjà beaucoup écrit sur Crab beaucoup de - фото 1

Éric Chevillard

Un fantôme

On a déjà beaucoup écrit sur Crab, beaucoup de choses,

et le contraire de ces choses fut écrit aussi.

On ne s’est pas gêné avec lui. Un livre circule encore,

plein d’allégations intempestives, d’hypothèses que rien ne fonde,

d’invraisemblances, de documents falsifiés,

de jugements à l’emporte-pièce et

d’inventions pures et simples.

En voici un autre.

Ce malheureux Crab, car c'est reparti, exactement la même histoire, toujours le même livre, n’en sortira pas, jamais, ne s’en sortira jamais, regardez-le: ce malheureux Crab n'a pas fait trois pas qu'il bute contre quelqu'un. Il l'a vu venir de loin pourtant, approcher, il a préparé son esquive. L'autre a fait de même de son côté. Leurs calculs aboutissent à cette petite danse grotesque: l'homme esquisse un pas à droite tandis que Crab en esquisse un à gauche, on se rentre dedans. Deuxième tentative réflexe, son adversaire esquisse un pas à gauche mais Crab en esquisse un à droite, dès la première page on piétine, quand l'un se déporte à gauche l'autre se déporte à droite, c'est sans issue, l'affrontement.

On ne s'intéresserait pas tant à Crab, on ne se donnerait certainement pas cette peine, au détriment de travaux plus importants laissés en suspens, on ne se couperait pas ainsi du monde, négligeant pour lui notre famille, nos amis, nos morts, momentanément peut-être, néanmoins de façon radicale, on ne lui consacrerait pas tout ce temps, enfin, ces heures précieuses qui nous seront comptées, si Crab se bornait à être lui-même, plein de lui-même et renfermé, sans rayonnement, s'il était possible donc de le tenir à distance, à l'écart, et de l'oublier là-bas. Mais il ne faut pas y songer. L'influence de Crab sur son entourage est telle qu'on ne peut l'ignorer, elle agit sur nous parfois, à notre insu, directement ou non, plus sournoisement, quand le hasard nous amène dans le rayon d'action de ses ondes, une influence immédiate, irrépressible, comme la contagion du fou rire ou du bâillement, et qui se propage aussi rapidement: sur tous les visages alors les tics de Crab, sur toutes les lèvres ses grimaces, et ses difficultés d'élocution, ses défauts de prononciation affectent chacun d'entre nous désormais, la confusion de sa pensée trouble tous les cerveaux, et tous les corps se voûtent comme le sien, notre pas hésite, nos gestes mimétiques sont les siens. Les choses en sont là. Si son influence croissante n'est pas combattue avec vigueur, dès à présent, sans lésiner sur les moyens et quitte à verser le sang, il sera bientôt impossible de savoir lequel d'entre nous est Crab.

*

– C'est toujours sur moi que ça tombe, dit Crab, réellement affligé, parlant de la pluie. Mais Crab n'a jamais eu de chance. Si l'on tient à définir le personnage de Crab, toutes tendances confondues, par sa principale caractéristique, on oubliera sa dangereuse instabilité, sa laideur effrayante, sa nostalgie rancunière, sa bêtise impénétrable, sa lucidité tranchante, son intégrité morale et physique, la beauté régulière de ses traits, pour insister sur sa malchance, durable, acharnée, quotidienne et dominicale, car c'est toujours lui que le froid engourdit, que le feu brûle, et s'il est en ce monde quelqu'un à qui le brouillard dissimule toutes choses, qui va souffrir de la soif jusque dans le désert, ce quelqu'un, vous ne risquez rien à parier que c'est Crab, c'est le visage de Crab qui se ride quand le temps passe, ce sont ses facultés qui s'émoussent, et l'homme qui va mourir un jour, vous verrez que ce sera lui, encore Crab, desservi par le sort jusqu'au bout, victime une dernière fois de sa malchance.

Regardez-le: Crab dans la rue croise un aveugle, curiosité, admiration, ne peut s'empêcher de suivre des yeux la marche hésitante de l'infirme, si bien qu'il tourne la tête, heurte violemment un mur et s'écroule dans les poubelles.

Ou encore: Crab essaie de sortir un sparadrap de sa pochette en papier. Ne parvient pas à déchirer celle-ci. S'énerve dessus sans succès. Mord dedans, en vain. Il s'équipe et s'acharne, et se blesse au doigt avec les ciseaux de couture. Réussit enfin à sortir le sparadrap, qu'il colle sur la petite plaie saignante de son doigt.

*

Toujours embarrassé de paquets, de cartons pleins à ras bords, de piles vacillantes, de plateaux surchargés où les verres tintent, Crab est bien obligé de tendre le pied pour saluer. Or il se rencontre des personnes qui refusent son pied. Crab est là devant elles, en position difficile, le pied tendu pour leur serrer la main, et ces personnes ne répondent pas à son salut. Certaines font même un écart et l'évitent ostensiblement. Ce n'est guère poli.

Il est vrai que les attitudes et réactions de Crab ont toujours déconcerté les gens autour de lui. Il rit quand il faudrait pleurer, quand un hurlement même ne détonnerait pas. Il grelotte quand il a chaud, et se couvre, il mange quand il a soif. Il se fâche si vous le complimentez, profondément affecté, vexé comme un pou. Il se défend bec et ongles quand on l'embrasse. Il a toujours un mot gentil pour ceux qui l'agressent, le frappent, le dépouillent. La diète le fait vomir. Les distractions l'ennuient. Il pâlit au soleil. La musique le rend lourd, il prend réellement quelques kilos quand il danse. Il ne se tait que lorsque les questions commencent. Il songe avec nostalgie aux pires moments de sa vie. Les bons souvenirs lui sont affreusement pénibles. Il ne court jamais aussi vite que lorsqu'il tombe de sommeil. Quel que soit le pays dans lequel il se trouve, il parle sans aucun accent la langue du pays situé aux antipodes. L'obscurité et le silence le gênent pour dormir. Il faut l'entendre imiter le cri discordant du perroquet. Ses cheveux noircissent avec le temps. Le savon grossit entre ses mains. Il se lave plus volontiers et surtout plus efficacement en nettoyant un moteur.

N'allez pas pour autant conclure à la perversité de Crab. Non, ce n'est pas cela, nulle malice en lui, nul esprit de contradiction, ses mauvais réflexes sont simplement dus à un dérèglement nerveux qui va nécessiter une longue hospitalisation, une immobilisation forcée de plusieurs mois, deux trépanations périlleuses et une chimiothérapie contraignante assortie d'effets secondaires douloureux. Crab s'en réjouit à l'avance.

*

Il joue sa note, à peine éveillé le matin et jusqu'au soir, Crab joue sa note, à la longue, c'est insupportable. Ses voisins en deviennent fous, toujours la même note unique, ni fausse ni stridente mais répétitive, avec pourtant des interruptions dont la durée varie, les intervalles de temps entre deux notes étant imprévisibles, il s'écoule plusieurs minutes, plusieurs heures. Puis Crab égrène deux ou trois fois sa note, et s'arrête un instant, et reprend, puis s'arrête à nouveau, plus longtemps. C'est d'ailleurs cela qui rend fou. On en arrive à souhaiter la fin de ces périodes de silence menacé. On se surprend souvent soi-même à siffler la note de Crab. En fait, tout le quartier s'y est mis. Dès les premières lueurs du jour et jusqu'au soir, dans chaque maison, quelqu'un joue la note de Crab – lequel n'habite plus là depuis des années, peut-être même est-il mort à l'heure qu'il est, très vraisemblablement.

Longtemps avant Archimède, Crab utilisait leviers et poulies de son invention. Aristarque de Samos n'était pas né qu'il émettait sérieusement l'hypothèse de la révolution de la Terre et tournait lui-même effrontément autour du Soleil.

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