Avec l'argent récolté aujourd'hui, grâce à la générosité des passants, Crab va pouvoir finir de payer sa sébile. Dès demain, tout sera bénéfice.
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Crab habite l'église. Hors les qudques heures hebdomadaires réservées au culte, il n'est jamais dérangé. Il y jouit de la fraîcheur en été, de la douceur en hiver. Il a de quoi lire, autant de kaléidoscopes que de vitraux pour se distraire et ceux-ci chaque jour différents, remplacés pendant la nuit. Parfois, quelques gouttes d'orgue d'un orage toujours différé redoublent le silence, ce silençe à toute épreuve, inviolable, contenu dans la pierre. Crab est ici chez lui, mais seule l'odeur d'intimité surprise des cierges et de l'encens trahit sa présence invisible. Il occupe tout l'espace, le vide sous voûtes, entre les piliers, comme un mollusque son coquillage, il engorge la nef, le chœur et les transepts, jusqu'aux moindres absidioles, il adhère aux murs, rien ne l'en délogera – mais bien sûr, de temps en temps, le dimanche matin, par discrétion, il se retire, abandonnant la place à l'assemblée de ses fidèles.
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Ayant bouclé son premier tour du monde, Crab se retrouva à son point de départ et considéra non sans amertume qu'il était ridicule d'avoir parcouru tout ce chemin pour en arriver là – il eût voyagé davantage en avançant d'un mètre! Aussi se remit-il en route dans l'intention de s'installer plus loin, mais chacune de ses haltes coïncidant par la force des choses avec un lieu traversé précédemment – et à quoi bon ce long périple pour en revenir là? -, Crab repartait. Boucla ainsi son second tour du monde, puis un troisième dans la foulée, un quatrième, un cinquième, de plus en plus rapidement, supportant de plus en plus mal les arrêts obligés dans les villes et les campagnes qui jalonnaient déjà son premier itinéraire, ayant partout l'impression de s'échouer misérablement, de rentrer au bercail, vaincu, piteux, la queue entre les jambes, après un revers de fortune ou la faillite honteuse de ses rêves et de ses ambitions – il tourne donc, sans plus s'accorder un seul instant de répit, une sieste sous un arbre, il tourne, il accélère, le sol lui brûle les pieds, il voudrait pouvoir laisser la Terre derrière lui.
Ce caillou dans sa chaussure le fait atrocement souffrir. Crab grimace à chaque pas. Ce n'est pourtant pas un caillou pointu. Mais Crab vit un vrai calvaire. C'est même un caillou plutôt rond. Néanmoins, Crab maintenant peut à peine poser le pied tant sa douleur est vive. Il y a de quoi être surpris, en effet, car ce caillou rond est presque entièrement recouvert d'herbe tendre et de mousse, d'asphalte élastique et de terre meuble, de neige molle, de sable fin ou d'algues douces. Mais Crab décidément ne veut plus bouger, la souffrance est la même partout, pas à pas, où qu'il aille, aïe, insupportable. Si au moins il pouvait ôter ce caillou de sa chaussure. Chez lui, étendu sur son lit, il s'en débarrasse facilement, mais, dès qu'il se remet en marche, le caillou à nouveau pénètre dans sa chaussure, dans ses deux chaussures, et le supplice recommence.
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Au signal de l'homme vert, en avant! la foule nombreuse traverse le boulevard, voitures à l'arrêt, et reprend pied sur le trottoir opposé, tandis que Crab légèrement attardé se voit interdire le passage par un petit homme rouge antipathique, jambes écartées, mains sur les hanches, qui semble le défier, campé comme pour un duel à mort – il prend justement la relève de l'homme vert à l'instant où Crab arrive, parce que Crab arrive, l'ayant vu arriver, visiblement pressé, mais halte! passerez pas! et les voitures libérées le forcent à reculer.
L'homme rouge est toujours là pour empêcher Crab de traverser les rues, il surgit de l'ombre au tout dernier moment et brise son élan. D'ailleurs, l'homme vert doit être également incriminé dans cette affaire. Il pourrait attendre Crab. Au moins de temps en temps. Au moins une fois sur deux. Mais l'homme vert ne veut pas avoir d'ennuis avec l'homme rouge, l'homme vert prend le pas de son troupeau, il livre Crab à l'homme rouge.
Ce ne serait pas si grave. Crab a mis au point une stratégie pour éviter ces pénibles face-à-face, il emprunte les passages souterrains, il traverse hors des clous, entre les voitures ralenties par le trafic. Ce ne serait pas si grave, mais l'homme rouge réagit, à son tour il contre les ruses de Crab. Voilà qu'il surgit maintenant à chaque instant et en tout lieu devant lui, halte! passerez pas! Mains sur les hanches, les jambes écartées, très droit, jamais ne vacille, il provoque Crab du matin au soir. Si, par exemple, Crab s'approche d'une femme pour lui demander l'heure en vue de fonder un foyer avec elle par la suite, selon l'usage, impossible, l'homme rouge aussitôt s'interpose entre elle et lui, halte! passerez pas!, et il fait rempart de son corps.
C'est à croire que l'homme rouge connaît à l'avance son emploi du temps – mais de qui tient-il ses renseignements? Si Crab décide subitement de prendre quelques vacances, l'homme rouge l'attend devant la gare et lui en défend l'accès. L'homme rouge l'attend au pied du col qu'il se proposait d'escalader. L'homme rouge l'attend devant le grand magasin où il a coutume de se ravitailler. L'homme rouge le précède partout. Crab désormais préfère rester chez lui. D'ailleurs, l'homme rouge a pris position devant sa porte.
Souvent, c'est la nuit, comme il s'endort, que Crab mystérieusement informé prend connaissance de son emploi du temps pour le lendemain: l'idée lui vient à ce moment précis et elle lui semble bonne, excellente même, demain sera un grand jour, il fera quelque chose qu'il n'a encore jamais fait, ni personne, il se montrera à son avantage dans le danger ou le désastre, inventif avec l'eau ou le feu, détaché dans la foule, étonnant de toute façon – mais il arrive qu'il n'ait plus aucun souvenir de cette idée au réveil, juste la conscience aiguë de son oubli, une préoccupation sans objet, un regret vague qui persiste tout au long de cette journée inutilisable qu'il serait vraiment mesquin de déduire comme n'importe quelle autre du temps que Crab doit passer sur la Terre.
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Ouvrier de voirie, comme on sait, occupé ce jour-là pour ne pas changer à défoncer la chaussée, agrippé à son marteau-piqueur trépidant, Crab vit avec étonnement les passants s'arrêter et faire cercle autour de lui, et l'applaudir chaleureusement, et lui lancer des pièces, un public toujours plus nombreux, un triomphe. (Du coup: reprise du spectacle demain ici-même. Puis en tournée dans tout le pays.)
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On va encore l'accuser de cynisme, ou de négativisme, déplorer son mépris pour les valeurs de progrès, sa constante ironie qui voudrait nier l'effort constant de l'homme vers le mieux, mais Crab ralenti par l'âge, presque impotent, qui se séparerait plus facilement d'une jambe, la gauche ou la droite, n'importe, que de sa canne, et remonte le boulevard comme un marronnier en comptant dix pas entre chaque halte – des haltes qui durent -, Crab octogénaire s'exhibe sans souci du scandale avec des chaussures de sport scientifiquement conçues et profilées pour faire tomber dans la saison le record du 100 mètres.
Quelquefois ne tient plus, décroche, instinctivement se reçoit sur quatre pattes et, selon le cri qui monte en lui, Crab est un tigre qui sème l'effroi ou un cerf qui choisit la fuite. Dans le premier cas, nous nous dispersons rapidement et il reste seul au milieu de la rue. Dans le deuxième cas, il disparaît bientôt à nos regards et se retrouve seul en rase campagne. Mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est pour redevenir le petit bonhomme ventru que nous connaissons, qui ne tarde donc pas à voir se reformer autour de lui le cercle de ses persécuteurs.
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