L’espace d’un instant, je m’accrochais à l’espoir que la nouvelle de mon arrestation avait dû se répandre dans la ville juive avec la rapidité d’un feu de broussailles et mettais ma confiance en Charousek comme dans un ange gardien. Contre sa ruse infernale le brocanteur serait impuissant. L’étudiant ne m’avait-il pas dit un jour: «À l’heure où il voudra prendre le Dr Savioli à la gorge, je lui passerai la corde au cou»?
Mais la minute suivante me rejetait dans une angoisse frénétique: et si Charousek arrivait trop tard? Alors Angélina serait perdue.
Je me mordis les lèvres jusqu’au sang et me griffai la poitrine, affolé par le regret de ne pas avoir aussitôt brûlé ces lettres; je me jurai de supprimer Wassertrum dans l’heure qui suivrait ma mise en liberté. Que je meure de ma propre main, ou à une potence, quelle importance? Que le juge d’instruction dût me croire quand je lui aurais expliqué de façon plausible l’histoire de la montre et les menaces de Wassertrum, je n’en doutais pas un instant. Assurément je serais libéré dès le lendemain; à tout le moins la justice ferait aussi arrêter Wassertrum, soupçonné de meurtre.
Je comptais les heures en priant qu’elles passent plus vite, les yeux perdus dans le brouillard sombre de la nuit.
Au bout d’un temps indiciblement long, le jour commença à se lever et, tache sombre d’abord, puis toujours plus nette, une énorme face ronde, cuivrée, se dégagea des brumes: le cadran d’une vieille horloge dans son beffroi. Mais les aiguilles manquaient. Nouveaux tourments. Puis cinq coups sonnèrent. J’entendis les prisonniers s’éveiller et entamer en tchèque une conversation coupée de bâillements. Je crus reconnaître une des voix; je me retournai, descendis de mon perchoir et vis Loisa le grêlé assis sur le grabat en face du mien qui me regardait avec stupéfaction.
Les deux autres, visages insolents et hardis, me toisèrent avec mépris.
– Un fraudeur, hein? demanda l’un d’eux à son camarade en lui envoyant un coup de coude.
L’autre marmonna quelque chose, dédaigneusement, fouilla dans sa paillasse et en extirpa un papier noir qu’il posa par terre. Puis il versa dessus un peu d’eau de la cruche, s’agenouilla, se mira dans la surface brillante et se peigna les cheveux avec les doigts. Après quoi il sécha le papier avec un soin délicat, et le cacha de nouveau sous la paillasse. Pendant ce temps, Loisa ne cessait de murmurer «Pan Pernath, pan Pernath», les yeux écarquillés comme s’il voyait un revenant.
– Je remarque que ces messieurs se connaissent, dit celui qui ne s’était pas peigné, dans le dialecte «pointu» d’un Viennois tchèque en m’adressant un demi-salut ironique.
– Permettez-moi de me présenter: Vôssatka. Vôssatka le noir. Incendiaire, ajouta-t-il fièrement, un octave plus bas.
Le frisé cracha entre ses dents, me regarda un instant avec condescendance, puis, se mettant l’index sur la poitrine:
– Fric-frac.
Je demeurai muet.
– Et vous, monsieur le comte, vous êtes ici pour quel genre de délit? demanda le Viennois après une pause.
Je réfléchis un moment, puis dis tranquillement:
– Assassinat.
Les deux lascars sursautèrent, sidérés, et cependant que l’ironie moqueuse faisait place à une admiration sans borne sur leurs traits agressifs, ils s’écrièrent presque d’une seule voix:
– Nos respects, nos respects.
Voyant que je ne faisais pas attention à eux, ils se retirèrent dans un coin où ils conversèrent ensemble tout bas. Une fois, pourtant, le frisé se leva, s’approcha de moi et me tâta sans mot dire les muscles du bras, puis s’en retourna vers son ami en hochant la tête.
– Vous êtes sans doute également soupçonné du meurtre de Zottmann? demandai-je discrètement à Loisa.
Il hocha la tête:
– Oui, depuis longtemps déjà.
De nouveau quelques heures passèrent.
Je fermai les yeux et fis semblant de dormir. Mais,
– Monsieur Pernath! Monsieur Pernath!
J’entendis soudain la voix de Loisa qui m’appelait tout bas.
– Oui?
Je sursautai comme quelqu’un qui s’éveille.
– Monsieur Pernath, excusez-moi, s’il vous plaît, vous… vous ne savez pas ce que fait Rosina? Est-ce qu’elle est à la maison? bredouilla le pauvre diable. Il me fit pitié avec ses yeux enflammés rivés sur mes lèvres et ses mains crispées par l’angoisse.
– Elle s’en tire très bien. Elle… elle est serveuse au… à la taverne Zum alten Ungelt.
Ce mensonge le soulagea visiblement.
Deux détenus apportèrent sur un plateau des écuelles en fer-blanc pleines de brouet à la saucisse bouillant et en posèrent trois dans la cellule sans dire un mot; puis au bout de quelques heures encore, la serrure cliqueta de nouveau et le surveillant me conduisit chez le juge d’instruction. Tandis que nous grimpions et descendions les escaliers, mes genoux frémissaient d’impatience.
– Croyez-vous que je puisse être libéré aujourd’hui? demandai-je au surveillant.
Je le vis étouffer un sourire, avec pitié:
– Hum. Aujourd’hui? Enfin… Dieu peut tout.
De nouveau une plaque de porcelaine sur une porte et un nom:
Karl, baron KATIMINI
Juge d’instruction
De nouveau une pièce nue et deux bureaux avec des casiers hauts d’un mètre. Un vieil homme corpulent, barbe blanche divisée en deux par une raie, jaquette noire, lèvres rouges gonflées, bottines craquantes.
– Vous êtes monsieur Pernath?
– Oui.
– Tailleur de pierres précieuses?
– Oui.
– Cellule n° 70?
– Oui.
– Soupçonné du meurtre de Zottmann?
– Monsieur le juge d’instruction, je vous prie…
– Soupçonné du meurtre de Zottmann?
– Probablement. Du moins je le suppose. Mais…
– Vous avouez?
– Qu’est-ce que je pourrais avouer, monsieur le juge d’instruction? Je suis innocent.
– Vous avouez?
– Non.
– Alors je vous place en détention préventive aux fins d’enquête. Gardien, emmenez cet homme.
– Mais je vous en supplie, écoutez-moi, monsieur le juge d’instruction, il faut absolument que je sois chez moi aujourd’hui. J’ai des choses importantes à faire.
Quelqu’un gloussa derrière le second bureau. Le baron sourit avec complaisance.
– Emmenez cet homme, gardien.
Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines et j’étais toujours dans la cellule.
À midi, nous avions la permission de descendre dans la cour et de tourner en rond avec les autres détenus pendant quarante minutes sur le sol mouillé. Interdiction d’échanger un seul mot. Au milieu du terrain, un arbre chauve se mourait, un médaillon ovale de la Vierge incrusté dans son tronc. De malingres troènes se blottissaient contre les murs, les feuilles noircies par la suie. Tout autour, les grillages des cellules, derrière lesquels on voyait parfois apparaître un visage grisâtre aux lèvres exsangues. Puis retour dans les cachots pour toucher du pain, de l’eau, un brouet à la saucisse, et le dimanche, des lentilles vermineuses.
Une fois seulement, j’avais été entendu à nouveau. Avais-je des témoins de la prétendue donation par «Monsieur» Wassertrum, de la montre litigieuse?
– Oui, M. Schemajah Hillel, c’est-à-dire, non – je me rappelai qu’il n’y avait pas assisté – mais M. Charousek, non, lui non plus n’était pas là.
– En bref, il n’y avait personne?
– Non, personne, monsieur le juge d’instruction.
De nouveau le gloussement derrière le bureau et de nouveau:
– Gardien, emmenez cet homme.
Mon angoisse pour Angélina s’était changée en morne résignation; le temps où je tremblais pour elle était passé. Je me disais que le plan de vengeance mis au point par Wassertrum avait réussi depuis longtemps, ou que Charousek était intervenu. Mais la pensée de Mirjam me rendait fou. Je me la représentais, attendant heure après heure que le miracle se reproduise, se précipitant le matin de bonne heure, dès que le boulanger était passé, pour chercher dans le pain, mourant d’inquiétude peut-être, et par ma faute. Souvent, pendant la nuit, le remords me réveillait à coups de fouet, je grimpais sur le rayonnage et je m’accrochais là, les yeux fixés sur le cadran de cuivre de la grosse horloge, dévoré par le désir que mes pensées parviennent jusqu’aux oreilles de Hillel et lui crient qu’il devait aider Mirjam, la délivrer de l’espoir torturant d’un miracle.
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