Maintenant, à l’œuvre et sans perdre de temps!
J’eus alors une bonne inspiration: amener Mirjam à faire quelque chose de tout à fait exceptionnel, l’arracher pendant quelques heures à son cadre habituel afin qu’elle éprouvât d’autres impressions. Prendre une voiture et faire une promenade. Si nous évitions le quartier juif, qui nous reconnaîtrait? Peut-être la visite du pont écroulé l’intéresserait-elle? Le vieux Zwakh ou une de ses amies pourrait venir avec elle si elle jugeait monstrueux d’être en ma seule compagnie. J’étais fermement décidé à n’accepter aucune opposition.
Sur le pas de la porte, je faillis culbuter un homme qui se trouvait là. Wassertrum!
Il avait dû épier par le trou de la serrure, car au moment de la collision, il était plié en deux.
– Vous me cherchiez? lui demandai-je rudement.
Il marmonna quelques mots d’excuse dans son jargon impossible, puis acquiesça.
Je le priai de s’approcher et de s’asseoir, mais il resta debout contre la table, tiraillant convulsivement le bord de son chapeau. Une profonde hostilité, qu’il s’efforçait en vain de me dissimuler, se reflétait sur son visage et chacun de ses mouvements.
Jamais encore je ne l’avais vu d’aussi près. Ce n’était pas son effroyable laideur qui repoussait (elle me faisait plutôt pitié: elle lui donnait l’air d’un être à qui dès sa naissance la nature avait piétiné le visage avec rage et dégoût), non c’était autre chose, impondérable, qui émanait de lui. Le «sang», comme Charousek l’avait dit de façon si frappante. Involontairement, j’essuyai la main que je lui avais tendue.
Si discret que fût le mouvement, il sembla le remarquer, car il dut soudain étouffer avec violence la flambée de haine qui lui brûla le visage.
– C’est beau chez vous, dit-il enfin avec hésitation lorsqu’il vit que je ne lui rendrais pas le service d’entamer la conversation.
En contradiction avec ses mots, il ferma les yeux, peut-être pour ne pas rencontrer mon regard. Ou croyait-il que son visage aurait ainsi une expression plus inoffensive?
On sentait nettement l’effort qu’il faisait pour parler un allemand correct. Ne me jugeant pas tenu de répondre, j’attendis ce qu’il allait dire ensuite. Dans son désarroi, il tendit la main vers la lime qui, Dieu sait pourquoi, se trouvait sur la table depuis la visite de Charousek, mais la retira aussitôt comme si un serpent l’avait mordue. J’admirai dans mon for intérieur la finesse des perceptions de son subconscient.
Il se ressaisit et plongea:
– Bien sûr, naturellement, ça va avec le métier, il faut être bien installé quand on reçoit des si belles visites.
Il voulut ouvrir les yeux pour voir l’effet que ses mots produisaient sur moi, mais jugea de toute évidence le mouvement prématuré et les referma très vite.
Je décidai de le pousser dans ses derniers retranchements:
– Vous voulez parler de la dame qui est passée ici récemment? Dites donc franchement où vous voulez en venir!
Il hésita un instant, puis me saisit vigoureusement le coude et me tira vers la fenêtre. Le geste étrange, sans motif apparent, me rappela la manière dont il avait entraîné le sourd-muet Jaromir dans sa tanière quelques jours auparavant. Il me tendit un objet brillant entre ses doigts recourbés.
– Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur Pernath, on peut encore en faire quelque chose?
C’était une montre en or dont le double boîtier était cabossé au point de faire croire que quelqu’un l’avait abîmé exprès.
Je pris une loupe: les charnières étaient à demi arrachées et à l’intérieur, n’y avait-il pas quelque chose de gravé? Presque effacé et de surcroît gratté à coups de rayures toutes fraîches. Lentement je déchiffrai:
K – ri Zott – mann
Zottmann? Zottmann? Où avais-je donc déjà vu ce nom? Zottmann? Impossible de m’en souvenir. Zottmann?
Wassertrum m’arracha presque la loupe des mains:
– Le mouvement, ça va, j’ai déjà regardé moi-même. Mais le boîtier, il est esquinté.
– Il suffit de le décabosser – quelques points de soudure tout au plus. Le premier orfèvre venu fera ça aussi bien que moi, monsieur Wassertrum.
– Je tiens à ce que ce soit du bon travail. Artistique comme on dit, coupa-t-il très vite. Avec une sorte d’angoisse.
– Très bien, si vous y tenez à ce point.
– Oui, j’y tiens, j’y tiens beaucoup.
Son empressement était tel que sa voix détonna.
– Je veux la porter moi-même, la montre. Et quand je la montrerai à quelqu’un, je veux pouvoir dire: regardez, c’est le travail de monsieur Pernath, voilà ce qu’il sait faire.
L’individu me répugnait: il me crachait littéralement au visage ses odieuses flatteries.
– Revenez dans une heure, ce sera fait.
Wassertrum se tordit en convulsions.
– Pas question. Je ne voudrais jamais. Trois jours. Quatre jours. La semaine prochaine ça sera assez temps. Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir pressé.
Que voulait-il donc pour être ainsi hors de lui? Je passai dans la pièce voisine et enfermai la montre dans ma cassette. La photographie d’Angélina se trouvait sur le dessus et je rabattis précipitamment le couvercle – au cas où Wassertrum m’aurait suivi des yeux. Quand je revins, je remarquai qu’il avait changé de couleur. Je le scrutai avec attention, mais écartai tout aussitôt mon soupçon: impossible! Il ne pouvait pas l’avoir vue.
Contrairement à ce qu’il faisait auparavant, il ouvrait désormais tout grands ses yeux de poisson en parlant et fixait obstinément le premier bouton de mon gilet.
Pause.
– Bien entendu, la donzelle vous a dit de la boucler le jour où on éventerait la mèche. Hein?
Sans le moindre préliminaire, il lança ces mots dans ma direction, comme des projectiles, et frappa la table du poing. Il y avait quelque chose d’effrayant dans la soudaineté avec laquelle il était passé d’un ton à l’autre, abandonnant la flatterie pour la brutalité avec la rapidité de l’éclair et je conclus que la plupart de ses interlocuteurs, les femmes surtout, devaient tomber à sa merci en un tournemain s’il avait la moindre arme contre eux. Ma première pensée fut de le prendre à la gorge et de le jeter dehors; puis je me demandai s’il ne serait pas plus adroit de le laisser vider son sac.
– Je ne comprends vraiment pas ce que vous voulez dire, monsieur Wassertrum. Je m’efforçai de prendre un air aussi niais que possible. La donzelle? Qu’est-ce que c’est que ça la donzelle?
– Faut peut-être que je vous apprenne à causer? rétorqua-t-il grossièrement. Vous serez obligé de lever la main devant le tribunal s’il s’agit de la drôlesse, c’est moi qui vous le dis. Vous me comprenez? Il se mit à crier. Là-bas vous ne pourrez pas me jurer en pleine figure qu’elle est sortie d’à côté – il montrait l’atelier du pouce – pour s’amener chez vous au triple galop avec un tapis sur elle et rien d’autre.
La rage me monta jusqu’aux yeux; j’empoignai le gredin par la poitrine et le secouai:
– Si vous dites encore un mot sur ce ton-là, je vous brise tous les os que vous avez dans le corps! Compris?
Gris comme la cendre, il s’effondra dans le fauteuil et balbutia:
– Quoi? Quoi? Qu’est-ce que vous voulez? On cause, c’est tout.
Je fis quelques pas dans la pièce pour me calmer. Sans écouter tout ce qu’il éructait pour s’excuser. Puis, je me postai devant lui, bien décidé à tirer l’affaire au clair une fois pour toutes, dans la mesure où elle concernait Angélina et, si l’explication ne pouvait être pacifique, à le contraindre d’ouvrir enfin les hostilités et de tirer prématurément ses quelques faibles flèches.
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